Sans Papiers Ni Frontières

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Contre les frontières et leurs prisons

Réflexions sur l’élan d’empathie envers les « réfugié-es » et la solidarité

Nous avons traduit ces deux textes qui reviennent sur l’élan de compassion et d’empathie envers les « réfugié-es » qui traverse actuellement l’Europe. Vague populaire d’émoi collectif devant d’horribles images qui racontent les histoires de ces personnes, mais aussi grands discours hypocrites des gouvernements européens -et ici de la mairie de Paris- sur « l’accueil nécessaire des réfugiés face à la crise migratoire ».

Depuis trois mois qu’une lutte tente d’émerger à Paris autour de la question des frontières, des papiers et du logement, que d’autres rapports que des réflexes humanitaires tentent d’être construits entre migrant-es et personnes solidaires, ces deux textes, bien qu’écrits dans des contextes différents et même si nous n’en partageons pas toutes les analyses, offrent des pistes de réflexions sur les manières d’envisager la solidarité et la lutte contre les frontières.

Merci au blog Hurriya pour ces articles.

« Nous sommes ici parce que vous détruisez nos pays »

Ce texte a été publié mi-août 2015 par L’espace international des femmes à Berlin « un groupe de femmes migrantes et réfugiées en provenance de pays anciennement colonisés », né pendant l’occupation par des réfugiés de l’ancienne école Gehart-Hauptmann en Décembre 2012 à Berlin.

Nous avons vu, dans les médias mainstream, des reportages sur la solidarité croissante des Allemands envers les réfugiés. Articles après articles, les journalistes parlent des structures d’accueil ouvertes dans différentes parties du pays. Des personnes créent des sites internet qui offrent des hébergements temporaire aux réfugiés, d’autres collectent les vêtements et apportent de la nourriture aux réfugiés qui campent en face de Lageso à Berlin (Office d’État pour la santé et les affaires sociales). Les illustrations de ces articles montrent des situations peut-être rencontrées au Liban, qui accueille plus de 1 million de réfugiés, ou en Grèce, un pays qui est confrontée à une grave crise économique, avec l’aimable autorisation de l’Allemagne, et de toute évidence incapable d’offrir quelque chose de plus que la solidarité de ses propres habitants.

La réalité est que l’Allemagne est l’un des plus riches pays européens, qui a les moyens et pourrait s’il le voulait avoir des structures adéquates pour accueillir les réfugiés. L’empathie des habitants est toujours la bienvenue, ainsi que leurs efforts, mais si cela ne dépasse pas le niveau de la charité cela tue tout mouvement politique.

L’appauvrissement des personnes qui deviennent des réfugiés n’est pas nouvelle et les raisons sont à chercher dans l’histoire et ne peuvent être comprises que par ceux qui veulent savoir pourquoi des êtres humains utilisent des moyens désespérés pour venir en Europe. Le colonialisme, l’esclavage et la suprématie de la pensée blanche sont les causes de la situation actuelle. Voilà pourquoi les gens viennent en Europe : ils fuient les pays détruits par les politiques des pays occidentaux.

Nous, en tant que groupe politique, nous regardons la situation actuelle en Allemagne avec suspicion. Nous semblons avoir oublié les revendications des réfugiés qui ont lutté depuis plus de vingt ans dans les rues de ce pays. Plus personne ne cite le slogan « Nous sommes ici parce que vous détruisez nos pays », slogan des plus importantes campagnes de ces dernières années, menées par des groupes politique auto-organisé de migrants et de réfugiés telles que The Voice Refugee Forum et The Caravan for the Rights of Refugees and Migrants. Il n’est également pas fait mention dans les médias de la Refugee Protest March, quand en 2012 un groupe de réfugié a marché 600 km de Munich à Berlin et a occupé jours et nuits l’Oranienplatz, dans le quartier de Kreuzberg, à Berlin, luttant chaque jours pour revendiquer la fermeture de tous les camps (Lager), l’arrêt des expulsions, l’abolition du système de résidence et la libre circulation pour tous.

Aussi on ne trouve presque aucune référence à l’occupation de l’école via Ohlauer – toujours dans le quartier de Kreuzberg – où un groupe de réfugiés se bat toujours pour le droit de rester dans l’établissement où ils ont vécu après son occupation en 2012. Il y a seulement une année ce sont des milliers de berlinoi-ses qui ont soutenu la résistance sur le toit de l’école Ohlauer et il semble maintenant que tout cela n’a jamais eu lieu, et que la nouvelle approche de la vague de solidarité de la part dindividus prêts à aider les réfugiés est de critiquer les manquements de Lageso, responsable du logement des demandeurs d’asile dans les camps (lagers) ! Oui, Lageso doit être critiqué, mais il ne doit pas devenir le protagoniste dans cette histoire. Lageso ne peut pas résoudre le problème, parce que leur solution perpétue un autre problème : l’isolement des réfugiés dans les lagers, situé dans de petits villages au milieu de nulle part, sans accès à des soins de santé, à l’école à des possibilités d’emploi. Tout cela a été dit d’innombrables fois par des groupes de réfugiés auto-organisés.

Nous devons rappeler que faire de Lageso le cœur du problème est une stratégie, et que, si nous ne faisons pas attention, nous verrons bientôt des manifestations pour exiger de Lageso l’ouverture de nouveaux lagers.

N’oublions pas : nous exigeons la fermeture des lagers ! Et non l’inverse. Nous exigeons le droit pour les demandeurs d’asile de choisir où vivre, dans des appartements normaux comme toute autre personne qui ne cherche pas l’asile dans ce pays. Les gens ne viennent pas en ‘Europe de dépendre de la charité des particuliers ou tomber entre les mains de Lageso et de son système de lagers. Nous exigeons la liberté de circulation pour tous et toutes ! Nous croyons qu’en s’engageant politiquement dans la lutte, tout le monde s’engagera aussi dans le mouvement du 21e siècle – comme Angela Davis judicieusement souligné. Le Mouvement des Réfugié-es est le mouvement qui réclame des droits pour tous les êtres humains.

L’Espace internationale des femmes lance un appel à la mobilisation politique. Soutien, aide et charité ne vont pas changer le système, mais ils ont tendance à perpétuer l’idée d’une Europe humanitaire, qui n’existe certainement pas vu le nombre de personnes qui sont mortes en mer en essayant d’arriver ici. Les gens sont en train de fuir des situations catastrophiques créés par les pays occidentaux.
Il est temps de crier à haute voix à nouveau: «Nous sommes ici parce que vous détruisez nos pays».

L’article a été publié originalement en anglais sur le site du collectif : https://iwspace.wordpress.com/2015/08/15/we-are-here-because-you-destroyed-our-countries/

Contre la compassion : sur les ripostes populaires à la « crise des migrants »


Un article sur récente la vague de sympathie envers les réfugiés morts durant leur voyage vers la l’Europe forteresse, et sur pourquoi les groupes de “solidarité” se doivent d’éviter le piège de la charité et de la compassion.
Publié fin août 2015 sur le site internet londonien Rabble

Une bonne partie de la rhétorique pro-migration repose sur la compassion. Les médias libéraux et les groupes de soutien pour les droits des migrants tirent souvent sur la corde de l’émotionnel, dans l’espoir d’engranger plus d’intérêt face au sort des victimes de la migration. Malgré les bonnes intentions, cela n’a que très peu d’effets en dehors de faire culpabiliser, déprimer pour finir par décourager aussi de toute initiative.

S’il est évident que cela remue tout le monde, la compassion cultive le sentiment de pitié et de philanthropie : rendre service aux personnes défavorisées dans le monde. Nous croyons montrer de la générosité aux autres parce que nous ne nous sentons pas concernés par leurs problèmes. Mais nous sommes concernés : et pas seulement parce que la souffrance d’autrui nous touche, mais parce que nos vies sont étroitement liées de pleins de manières différentes par le colonialisme et le système de classe, et aussi parce que faisant partie d’un système de “privilèges” et de “droits” qui excluent les autres, nous devons accepter passivement tous les compromis et sacrifices que le capitalisme nous impose.

Des discours désespérés

La compassion nourrit la passivité politique : faire quelque chose de bien pour des gens se trouvant dans une situation difficile, comme par exemple amener des jouets aux familles se trouvant à Calais. Il ne fait aucun doute que ce genre de geste améliore un peu la dureté du quotidien, mais ce n’est pas de la solidarité, et ça ne change fondamentalement rien à la situation. Avec la compassion et la charité, il n’y a plus besoin de s’engager réellement et d’aller au cœur du problème. Nous sommes simplement encouragés à refiler à ce “problème” tout ce dont nous ne voulons plus matériellement. Cela permet d’ignorer le fait que l’ensemble du système des frontières, des États et du capitalisme est terriblement oppressif, nous marche dessus et nous écrase ; que nous sommes tous reliés par ce désir commun de libération, et que c’est une lutte politique qui doit maintenant être engagée par tout le monde, avec force et détermination.

Cette orientation vers la compassion détermine aussi le vocabulaire que nous utilisons: “victimes” contre “criminels”, “humains” contre “animaux”, “réfugiés” contre “migrants” etc. Ce type de langage pousse les gens à avoir de la peine pour les migrants, et montre qu’ils “méritent” notre soutien. Mais quand on utilise ces termes, nous renforçons inévitablement le discours autour du mérite et toutes les divisions que cela peut engendrer.

Mettre l’accent sur les cas les plus désespérés peut nous émouvoir, mais ça nous éloigne aussi : jamais nous ne pourrons comprendre leur détresse, ou la distance énorme qu’ils parcourent. Par exemple, beaucoup de gens affirment d’emblée que les personnes en détresse à la frontière sont des “réfugiés” et pas des “migrants”- parce que nous sommes tous un peu migrants aussi, mais avec des privilèges et une vie meilleure : s’il y a une lutte, ce n’est donc pas la mienne. Bien sûr, il est important de faire la différence entre les expériences de vie de chacun, mais en faisant des cas “particuliers”, “exceptionnels”, on minimise ce que nous pourrions avoir en commun; comme par exemple le fait que si et quand les migrants arrivent à “destination”, les plus chanceux rejoignent l’armée ou deviennent des esclaves modernes.

Entendre constamment des témoignages terribles – que ce soit à la frontière, en Syrie ou en Afghanistan- nous fait relativiser sur notre propre situation, misérable soit-elle. Sans compter que toutes ces injustices sont le produit d’un système dans lequel nous agissons quotidiennement, à travers nos actions ou notre passivité.

Tout sauf se battre

Nous vivons une époque inédite dans l’Histoire récente, une période où un nombre incalculable de personnes souffrent et meurent aux frontières de l’Europe forteresse, et alors qu’est-ce qu’on fait ? “Faire sortir leurs histoires au grand jour”. Organiser des missions de charité dans la “Jungle” de Calais. Partager et diffuser des photos d’enfants noyés et de corps entassés dans des camions. Pourquoi ? Faut-il toujours attendre que ce soit les autres qui fassent quelque chose ? Nous ne faisons rien d’autre que normaliser la culture de la passivité, et si quelqu’un ose affirmer que c’est une lutte que nous vivons, la réponse la plus politique à donner est de demander au gouvernement de trouver une “solution”.

Il faut arrêter de se leurrer et grandir un peu. Le gouvernement n’en a rien à faire. Il ne trouvera pas de “solution”. À la limite, si c’était nécessaire d’adoucir son image, il pourrait faire quelques concessions (comme par exemple accepter un petit quota de réfugiés syriens). Mais il n’ouvrira jamais les frontières. Il faut qu’on arrête d’attendre de nos parents de substitution -l’État- d’agir pour nous, à notre place. Il ne tient qu’à nous de bouger, et il est plus que temps de s’en rendre compte.

Prendre seulement conscience des souffrances innommables autour nous n’a jamais suffi à y mettre fin. La compassion n’a jamais changé les choses. L’Histoire nous montre que la seule force qui provoquera le changement est la lutte du peuple contre les structures de l’oppression.

La frontière est une lutte, il faut la combattre partout
Pour finir, je demanderai à ceux et celles faisant la charité à Calais, au nom de la “solidarité”: combien se battent contre les frontières ? Parce que les frontières sont partout, y compris là où ils vivent. Ceux qui chaque jour sont emmenés par la police des frontières sont les mêmes qui vivent ces histoires atroces qui en ce moment même attirent tellement de compassion. Ces jeunes Afghans qui ont survécu à leur périple vers l’Europe, qui ont vu leurs proches mourir en chemin, qui sont restés coincés dans la Jungle à Calais et qui ont fini par passer de l’autre côté- c’est ceux-là même qui sont ici (en Angleterre) arrêtés, détenus et déportés par les mesures politique d’immigration.

Les frontières sont partout. Ce sont les rafles dans votre rue, dans les foyers d’accueil comme celui de l’Electric House à Croydon; les frontières sont aussi à la Beckett House (centre de surveillance de l’immigration situé à Londres), dans les centres de rétention comme celui d’Harmondsworth ou encore la prison des familles de Cedars, dans les compagnies multimillionnaires qui gèrent ces lieux (Mitie, G4S), elles sont dans les boîtes privées qui “escortent” les détenus (Serco, WH Tours).

Assez de la compassion, agissons et détruisons ce qui nous détruit.

Version anglaise : http://rabble.org.uk/against-sympathy-on-popular-responses-to-the-migrant-crisis/

[Salto n°2 Retour sur la lutte contre la construction du centre fermé à Steenokkerzeel] Quelques réflexions suite à la lutte contre la construction d’un nouveau centre fermé

Ce texte a été publié dans la revue Salto, subversion et anarchie, n°2, novembre 2012, Bruxelles

Quelques réflexions suite à la lutte contre la construction d’un nouveau centre fermé

Lors des discussions suite à l’extinction de la lutte contre la construction du nouveau centre fermé à Steenokkerzeel (près de Bruxelles), quelqu’un posait ce constat remarquable : « Tout ce que nous essayerons, engendrera des problèmes. Et ce n’est pas un problème. »
Une lutte sans problèmes, une lutte facile est pour toujours inexistante, A+B n’égalera jamais révolution. Ruminer sur « la chose parfaite » à faire est souvent paralysant, après chaque réflexion on peut toujours mettre de nouveaux points d’interrogation. Jusqu’à se perdre dans le labyrinthe. Que ça soit clair : il n’existe pas d’action « parfaite » qui porte tout en soi, qui connaîtra des répercussions indomptables, qui nous catapultera subito dans l’insurrection ; ni de lutte « parfaite » qui nous amènera de l’égarement postmoderne en ligne droite vers la révolution sociale. Mais ceci pris en compte, rien ne nous empêchera de continuer à réfléchir. Arrêter de réfléchir, arrêter de discuter, tout comme arrêter d’agir, ne peut qu’engendrer la perte de ce que l’on venait de conquérir. Et, donc, on réfléchit sur les luttes du passé, sur un projet pour l’avenir, sur de nouveaux défis qui relient nos différentes activités dans une lutte. Pour dépasser le sporadique, le voltigement sur terre sablonneuse et tenter d’élaborer un projet insurrectionnel. Rien ne nous offrira quoi que ce soit comme garantie de réussir, d’arriver à des résultats concrets. Mais c’est un défi, et ça vaut la peine de le tenter, de le vivre. Et donc, nous allongeons nos mains.

Pourquoi une lutte spécifique ? Pourquoi cette lutte est-elle spécifique ?

Le choix d’entamer une lutte spécifique contre la construction d’un nouveau centre fermé (camp de déportation) à Steenokkerzeel était basé sur une analyse du contexte social, tout comme il est une continuation des expériences faites depuis des années autour du thème des papiers, des camps et des frontières (de solidarité et soutien en interventions sporadiques jusqu’à faire la cartographie de l’ensemble des éléments qui constituent la machine à expulser). Après quelques années d’occupations d’églises et de manifestations de (collectifs de) sans-papiers pour obtenir une régularisation générale, l’Etat décidait de construire un nouveau camp de déportation (le premier nouveau centre depuis des années) tandis que le mouvement des sans-papiers se freinait suite à une bonne dose de répression (déportation des lutteurs les plus fervents, expulsions d’occupations, le cardinal qui appelait ses prêtres à ne plus laisser accéder de sans-papiers aux églises et centres paroissiaux, gestion plus dure des manifestations,…) et une promesse de régularisation.
Vu qu’autour de ces thématiques il y avait toujours eu des frictions (pensons par exemple aux turbulences autour du Collectif contre les Expulsions et le meurtre de Sémira Adamu) et que la lutte pour la régularisation touchait à sa fin, on croyait la situation opportune pour avancer nos contenus sur un terrain qui se vidait, pour entamer une lutte à partir de nos bases, pour lancer une proposition de lutte qui nous est propre. S’y ajoute encore que l’Etat belge était tracassé depuis plusieurs années par une vague de mutineries et d’évasions, aussi bien dans les prisons que dans les centres fermés pour clandestins. Tout un parcours de lutte avait été développé autour de cette agitation. Dans le nouveau camp de Steenokkerzeel, les prisonniers seraient soumis à un régime plus isolé, un instrument de plus pour l’Etat pour briser la révolte dans les centres existants. Et une raison de plus pour nous de lutter contre.
Le choix spécifique d’une lutte spécifique contre ce camp spécifique était au fond très logique. D’un côté, il y avait le désir de développer une lutte en partant de nos bases (contre tous les papiers et Etats, tout comme la proposition de l’action directe et de l’attaque contre tous les engrenages de la machine à expulser), une lutte qui allait au-delà de la ponctualité des interventions et des réactions à des facteurs externes (comme par exemple des rafles), d’élaborer un parcours conscient, bref, une lutte spécifique. De l’autre côté, le choix spécifique de ce thème ne tombait en rien du ciel : des années de conflictualité sociale autour de ces thématiques, tout comme des années d’expériences, de discussions, de connaissances. Et enfin, ce nouveau camp spécifique deviendra une arme dans les mains de l’Etat pour mater la révolte à l’intérieur des camps. C’est de là qu’est venue la lutte dont on parle.

Une problématique qui a surgi à plusieurs reprises lors de cette expérience de lutte, et aussi après, est typique de cette époque : le choix d’une thématique spécifique. Pourquoi celle-là, et non pas d’autre(s). Tout d’abord, il faut souligner qu’il n’existe pas d’échelle de mesure anarchiste qui indique contre quelle oppression il est plus « important » ou plus « urgent » de lutter que contre une autre. Tout simplement parce que nous nous battons contre l’oppression tout court, peu importe la forme extérieure qu’elle peut prendre. En d’autres mots : vu que toutes les oppressions ont autant besoin de lutte, comment s’orienter ?
Sur quoi baser une lutte ? En tant qu’anarchistes insurrectionnels, nous voulons éliminer toute oppression qui pourrit nos vies et celles de tant d’autres. Ceci nous semble uniquement possible à travers un bouleversement social, avec d’autres donc. C’est la raison pour laquelle nous prenons la loupe pour examiner la carte de la situation sociale que nous vivons et cherchons des espaces où il existe de la friction, de la conflictualité. Nous étudions les questions sociales du présent, et nous demandons où est-ce que nous, en tant qu’anarchistes, pourrions intervenir. Et s’il existe déjà une brèche causée par la révolte, si quelque part les choses vacillent, cela nous rend plus simple d’y rentrer en dialectique avec d’autres et d’utiliser de temps en temps le pied-de-biche.
Il existe aussi des formes de révolte que l’on perçoit moins rapidement, souvent parce qu’elles se déroulent sur un plan plus individuel, et les révoltes n’ont pas toutes quelque chose à nous offrir. Un projet insurrectionnel ne signifie ni l’exaltation de n’importe quelle émeute, comme par exemple celles inspirées par la religion ou des élections, ni la sous-estimation de la rébellion individuelle comme par exemple celle d’une femme qui scie ses chaînes et s’évade de la prison qu’est sa relation. Faisons un exemple. Si nous apprenons que certaines émeutes dans la prison ont le coran comme base, cela nous rend plutôt tristes (les mensonges de la religion empoisonnent l’esprit), tandis que la nouvelle d’une évasion (un acte individuel de révolte) fera toujours apparaître un sourire sur nos visages. Par contre, la nouvelle d’une révolte en solidarité avec d’autres prisonniers (comme en 2009 quand aussi bien des jeunes à Anderlecht que des prisonniers à Andenne se sont insurgés en solidarité avec les prisonniers de Forest torturés par la police quand elle avait repris le contrôle de cette prison à cause d’une énième grève des gardiens), ou une évasion lors de laquelle les portes sont ouvertes à tous les prisonniers (comme c’était le cas il y a quelques années à Termonde), contiennent ce petit plus merveilleusement beau, cette éthique capable de non seulement se prendre soi-même en considération, mais aussi les autres, qui tend la main à l’autre, comme une invitation à la révolte.
Revenons quelques pas en arrière. Il est possible d’entamer une lutte dans n’importe quel domaine, et il est vrai qu’aucune lutte n’existera s’il n’y a personne pour la commencer. Mais nous le voyons d’une autre façon. Si nous nous retrouvons dans un même espace et discutons sur quel domaine de lutte entamer ou approfondir, nous réfléchissons sur des perspectives. Ce ne sont pas tellement les goûts et les envies qui déterminent les conclusions de la recherche d’une perspective de lutte dans l’espace social. C’est plutôt l’hypothèse que dans ce domaine, on réussira à communiquer avec d’autres, l’hypothèse que battre des brèches dans ce domaine fera vaciller plus que dans un autre domaine (et ceci sans prétendre que d’autres domaines de lutte seraient « sans pertinence »). C’est une perspective sociale et (ça c’est important) insurrectionnelle, ce qui veut dire que ce n’est pas la misère qui nous intéresse dans ce monde, mais le rêve d’en finir avec cette misère ; et ceci non seulement dans ma vie, mais dans la vie de chacun. En positif : penser à ce qui pourrait être possible en conquérant la liberté est excitant. Dans cette partie du monde, nous nous retrouvons bien loin de ce rêve. A part le fait que chacun ne fait que regarder son nombril, il manque aussi du courage. Mais à travers l’histoire, il y a toujours eu des gens pour maintenir vivant le rêve de la conquête de la liberté et qui ont réfléchi sur les manières de le palper. L’insurrection en est un. En tant qu’anarchistes insurrectionnels, nous nous demandons comment l’insurrection pourrait être, arriver, éclater aujourd’hui.

Plus concrètement : prenons l’exemple de la prison. Je trouve la thématique de la prison tout sauf excitante et je ne lutte pas contre la prison à cause d’expériences personnelles avec cette institution. Penser à la prison ne me fâche pas plus que penser au patriarcat ou à la psychiatrie et la détresse émotionnelle. Mais dans notre contexte, le thème spécifique de la prison me semble important, non pas tellement parce qu’il s’y trouve tant de souffrance (la souffrance se trouve partout), mais parce que ce thème a une histoire d’expériences sur ce terrain, tout comme c’est un thème particulièrement mouvementé. La prison est une question sociale dans le contexte belge ; l’annonce du plus grand projet de construction de prisons de l’histoire belge suit des années particulièrement agitées d’émeutes, de mutineries, de grèves des gardiens, de surpopulation, d’évasions,… Tout comme le rapport entre la prison et les quartiers de certaines villes est un rapport réel, non seulement à cause de la souffrance qu’engendre la prison dans tant de vies dans ces quartiers, mais aussi parce que les deux espaces se ressemblent : on se retrouve comme des sardines dans une boîte contrôlée. La thématique de la prison est donc partout palpable. Mais en plus de la ressemblance de ces espaces, c’est aussi leur caractère rebelle qui les relie. Les deux espaces semblent contaminés du virus de la révolte qui est comme un bouton de fièvre : quoi qu’il ne s’exprime pas toujours, il reste présent de manière latente et quand les conditions sont réunies, il éclate avec toute sa violence. Toutes ces données sont pour nous des éléments avec lesquels on peut entrer en dialectique et entamer un parcours qui encourage la révolte dans tous les aspects de la vie, qui donne de l’oxygène, qui ouvre des imaginaires. Evidemment sans oublier que les vautours religieux et politiques sont toujours aux aguets pour utiliser le mécontentement à leurs fins d’oppresseurs.
Attention : avec toutes ces réflexions en tête (nourries par des années de discussions), mes raisons de lutter ne m’empêchent en aucun cas de faire un bout du parcours avec d’autres, anarchistes ou pas. Si la principale raison de quelqu’un d’être contre la prison est que son partenaire y est enfermé, et si cette personne veut rompre avec cet état désespéré, elle est la bienvenue. Tout comme quelqu’un qui ne rêve pas forcément d’insurrection, mais trouve que la prison est monstrueuse. Je n’attendrai donc pas que tout le monde soit anarchiste avant d’entamer ensemble la lutte d’une façon radicale.

De la diffusion des hostilités à l’insurrection

La proposition de lutte contre la construction du nouveau camp à Steenokkerzeel consistait à en faire un problème social. Un problème signifie de rendre difficile pour ceux qui le construisent et tous ceux qui y collaborent d’en continuer la construction ; un problème social signifie que le problème est crée dans l’espace social et non pas à l’intérieur des limites d’un milieu ou d’un mouvement. Si on revient sur cette époque, on voit différentes façons et interprétations dans cette lutte : on voit une grande agitation autour du thème, des tentatives de se mettre ensemble avec différentes personnes, des perturbations de la normalité, une série d’attaques contre les responsables, des discussions sur la thématique dans différentes villes et pays… Un ample panorama d’initiatives, une époque mouvementée qui a connu de nombreuses attaques diffuses. L’implication d’un grand nombre de personnes, on ne saura jamais combien.
Si on se pose alors la question de ce que cette lutte a en fait « réalisé », c’est plus l’espace que cette lutte a ouvert que le retard d’un an et demi que le chantier a accumulé et les millions d’euros de dégâts causés aux entreprises collaboratrices. Un certain espace social (fut-il minimal) où l’on lutte de façon offensive, non-médiée et non-centralisée contre un monde rempli de camps. Pas de lobbying, mais l’attaque ; pas de langage politicard enjolivé, mais le dialecte écorché et poétique de la révolte ; pas de négociations ou d’exercice de « pressions politiques », mais la solidarité et la communication entre des rebelles et des révolutions à travers l’action directe. Toutefois, tout espace ouvert au pied-de-biche peut ensuite être de nouveau rempli d’idées à moitié cuites, jusqu’à ce que tout s’estompe à nouveau et que l’espace soit rempli de visions plus réformistes de la lutte. La nécessité d’ouvertures plus profondes s’impose, des fissures plus difficilement remédiables, qui contiennent la possibilité pour plus, beaucoup plus. Après l’hostilité, il y a besoin d’insurrection.
Mais comment y arriver ? Agitation, rassemblements, perturbations de la normalité, attaques contre les responsables et les structures sont toujours absolument nécessaires, car, à partir d’une situation paralysée, il est impossible d’arriver à l’insurrection. Et tout ça a aussi une valeur en soi. Mais cela ne suffit pas. Il est donc nécessaire de discuter quelles brèches on arrive à imaginer plus profondes et plus longues. La manifestation ratée de 1er octobre 2010 aurait pu être une telle brèche. Certes pas une insurrection, mais le signal de départ d’émeutes qui s’étendent. Des centaines de personnes qui se rassemblent suite à un appel contre toutes les frontières, contre tous les camps et les prisons, contre tout Etat, et cela dans une ville où les esprits sont toujours tendus, où des dizaines de milliers de tracts d’appel à la manifestation avaient été distribués, tout comme des milliers d’affiches avaient été collées et mises aux fenêtres (de bars, de magasins,…). C’était dans l’air, mais on n’y était pas prêts, et la présence massive de la police et leur approche répressive des initiatives plus tôt dans la semaine n’y a rien fait de bien. La gueule de bois de voir filer entre ses doigts ce pour quoi on a tellement travaillé est énorme.  Néanmoins, cela nous permet a posteriori d’imaginer quelque chose qui aurait pu frapper plus profondément que ce que l’on connaissait déjà. Ça donne par exemple une amorce pour imaginer ce qui est possible sur le terrain d’une ville, et ce qui n’est pas possible. Peut-être qu’une concentration de gens qui doivent ensuite s’affronter frontalement à d’importantes forces de police se trouve (pour l’instant) hors de nos possibilités, et peut-être la perspective d’une hostilité diffuse nous offre plus. Cela colle peut-être mieux à la façon dont s’exprime aujourd’hui la conflictualité sociale dans notre environnement, tout comme ça colle mieux à notre choix de décentralisation, informalité et affinité.

Ici surgissent des questions : pourquoi faire des sauts si les conséquences sociales de ce que l’on fait et de ce que l’on dit sont à peine percevables ? Pourquoi jouer le tout pour le tout si le monde autour de nous ne fait que très peu de pas vers une lutte révolutionnaire ?
Le débat là-dessus est souvent rendu quelque peu idiot par deux positions qui se cristallisent : ceux qui croient à l’absolu de la « volonté », d’un « tout est toujours possible » et ceux qui placent trop leurs espoirs dans « les autres », un « tout le monde doit suivre ». Ou encore : ceux qui perçoivent de la révolte partout, et ceux qui sont déçus et perçoivent surtout de la soumission.
Soyons clairs : si le monde n’était pas à un tel point émaillé de soumission, on ne parlerait pas en permanence de révolte. Parler de révolte, c’est inciter à la révolte, c’est donner un écho aux actes de révolte. La révolte est une nécessité, sans la révolte, on n’arrive nulle part. Mais elle n’est aussi qu’un début. En tant que rebelles révoltés, qui de plus sont anarchistes, nous voulons plus qu’une vie en révolte. De là le projet de lutte, ou autrement dit, la projectualité. Il y a une logique là-dedans : à moins de se retirer complètement de ce monde (mais où est-ce qu’on irait ?), on se heurtera toujours à ce monde, on continuera à s’y blesser. L’oppression ne disparaît pas à cause de la seule révolte, elle pénètre toujours à nouveau dans la vie, dans ta vie, dans celle des gens proches, dans celle des gens lointains. De là le besoin de plus. On peut certes dire qu’on n’en a rien à foutre si les gens veulent vivre comme des moutons et des loups, et là vient l’idéal : la lutte pour un idéal, celui de la liberté. Car c’est ça qu’on désire et c’est ça qu’il faut. Et que la liberté n’est pas quelque chose qui peut exister en soi, mais est toujours quelque chose à découvrir et à conquérir, à apprendre et à expérimenter. Pour cela, il faut des complices.
Ce n’est pas parce que nous sommes peu d’anarchistes que cela devrait nous empêcher d’entamer la lutte. Nous ne croyons pas qu’il faut d’abord être avec de nombreuses personnes comme nous avant de pouvoir commencer. Nous préférons plutôt mettre l’accent sur la communication entre rebelles, à travers des mots et des actes. Nous ne sommes pas les sauveurs du monde. Nous sommes des anarchistes, nous donnons des coups à la soumission, nous embrassons les actes de révoltes et nous nous réjouissons des mots solidaires. Notre maison, c’est là où un homme se débarrasse de ses chaînes ; notre idéal, c’est là où un homme incite l’autre à la révolte. C’est ça notre rapport aux autres, c’est un rapport de solidarité dans la révolte, et c’est ça que nous recherchons, la direction qui montre le battement de notre cœur.
Et donc, nous ne pensons pas qu’il faut d’abord être nombreux avant d’oser un certain saut. Nous n’avons jamais demandé à l’ensemble du monde de se rallier derrière notre drapeau, mais simplement de décider où ils en sont et d’agir en conséquence. Ce que nous voulons, c’est que les sauts que l’on fait dans la communication avec les actes d’autres révoltés (qui ne sont pas comme nous) ouvrent toujours un peu plus d’espace dans une perspective de généralisation de la révolte, ou de l’insurrection. Même si cela demande beaucoup de courage et même si nous ne trouvons pas toujours les mots adéquats au moment propice, nous ne cherchons pas à tromper les autres en prétendant avoir des idées socialement acceptables, car ce n’est pas le cas : nos idées sont pour l’instant totalement inacceptables socialement. Vu l’état actuel des choses, nous ne croyons pas non plus qu’il y ait partout des gens amoureux de la liberté, mais nous ne nous retirons pas avec amertume quand nous constatons que « les gens » ne sont pas des anarchistes. Tout comme nous ne devenons pas cyniques face à la catastrophe actuelle et nous ne voyons pas que la merde, ou, au final, on se contente de quelques signes de gentillesse. Notre langage, c’est celui de la solidarité dans la révolte, celui de la liberté, celui de l’attaque. C’est par ces mots-là que nous essayons de parler, dans nos locaux comme dans la rue. Et nous pensons qu’il est possible de partager une lutte avec d’autres, mais peut-être pas de la seule façon que tout le monde imagine : tous ensemble derrière le même drapeau.
La conflictualité sociale n’est peut-être pas toujours aussi visible, mais ses expressions sont présentes en permanence et se nourrissent. Tout comme les émeutes dans les quartiers pendant la lutte contre le nouveau camp furent des impulsions pour continuer encore plus audacieusement, la mutinerie dans une prison donne du courage à d’autres prisonniers, les soulèvements à l’autre côté de la Méditerranée connaissent des échos à travers le monde entier. Si nous considérons notre propre parcours comme un parcours en dialogue avec ceux d’autres rebelles, nous devons apprendre aussi une autre manière d’évaluer nos efforts. Il n’est pas possible de se retirer, déçu, dès qu’il n’y a pas une masse de gens qui descendent dans la rue avec nous, ou quand nous ne voyons pas les signes typiques d’un certain modèle de conflictualité. Le monde dans lequel nous vivons est plein de conflits, et nous en faisons partie. La question n’est pas de savoir comment attirer tout le monde vers nous, mais comment continuer notre parcours autonome et approfondir le dialogue avec les autres.

Parcours autonome et discussion permanente

L’insurrection et, en tant qu’anarchistes, rechercher des moyens de la rendre possible, n’est pas la même chose que dessiner un masterplan sensé mener vers l’insurrection et rechercher du bétail pour le réaliser. Il ne peut pas non plus s’agir d’une meute qui adhère à une initiative en cours et se dispense de la responsabilité de réfléchir, de discuter, de créer un parcours autonome. Ceci est évidemment une caricature, mais elle permet d’esquisser certains mécanismes intrinsèques à toute tentative de réunir des gens sans en même temps œuvrer à la proposition de cercles affinitaires et de la discussion permanente comme conditions pour arriver à une organisation informelle.
L’enthousiasme du moment où cela commence enfin, suite à des périodes de tâtonnements de l’affinité, à bouger et quand on entame un projet partagé, est contagieux et attire d’autres batailleurs. L’enthousiasme est une des forces propulsives derrière tout combat, mais est loin de constituer une base solide pour construire une lutte. Car que ce passe-t-il alors quand tout devient un peu moins badin et exige un peu plus de sérieux ? Ou quand arrivent les difficultés et les contrecoups ? Ceci n’est pas une plaidoirie pour le mariage avec une certaine lutte ou la signature d’un contrat à l’entrée, mais on veut souligner la nécessité absolue de développer un parcours autonome. Sans autonomie, sans être capable de se révolter et de lutter par soi-même et sans projet offert, il ne peut arriver d’autre chose que le fait d’être englouti par des projets que l’on n’est pas capable de s’approprier.
Mais, vu d’un autre côté, qu’est-ce que l’on fait quand on rencontre, en plein milieu d’une lutte, d’autres individus enthousiastes qui parfois débordent d’impatience de s’y jeter ? Lors de la lutte contre le nouveau camp, quelques compagnons à Bruxelles ont pris l’initiative de former une assemblée, un espace où chacun (hormis des politiciens et autres leaders) qui voulait lutter sans syndicats etc. pouvait venir. Un espace de débat et de coordination dans la lutte.
Toutefois, la discussion et la réflexion sur ce que l’on veut faire doivent être présentes en permanence et surtout se dérouler hors des moments collectifs. Sinon, ces moments ne deviennent rien d’autre que des moments où, soit on se fait de la concurrence (en vendant des propositions et en cherchant des adhérents ou en torpillant d’autres propositions), soit on se laisse entraîner comme des béni-oui-ouis par le meilleur orateur. Une assemblée court le risque de renforcer d’un côté une attitude d’attente (on attend de discuter et de proposer jusqu’à ce qu’on se retrouve tous ensemble au lieu de rechercher de façon autonome des compagnons et d’engager la discussion individuellement ou dans des constellations plus petites), et de l’autre côté l’illusion du nombre. Qu’est-ce que l’on veut dire par cette dernière chose ? Si l’on considère la lutte comme une lutte qui définit des « participants », on commence automatiquement à réfléchir sur ce que l’on peut partager avec ces gens. On commence à faire des propositions au « groupe » et, s’il suit, on fait de nouvelles propositions et ceci continue jusqu’à ce que l’on se heurte à ses limites inévitables.
Quelles sont ces limites ? Tout d’abord il y a l’effet paralysant de la collectivité, une sorte de diktat qui impose à tout le monde d’y être avant de pouvoir lancer quelque chose, et donc par conséquent que tout le monde doit d’abord être convaincu de la validité d’une proposition. Ceci engendre des discussions particulièrement ravageuses qui font plus de mal que de bien si les visions plus profondes sur comment, par exemple, analyser la réalité sociale ou comment considérer la lutte, ne coïncident pas.
Deuxièmement, cette sorte d’espaces impose un rythme collectif à la lutte, ce qui au fur et à mesure fait que tout le monde s’y sent étranger. C’est le rythme de l’action après l’action sans approfondissement, car l’approfondissement n’est pas possible quand la discussion se limite à des moments collectifs. Et, à la fin, on ne sait plus très bien ce que l’on est en train de faire, à part multiplier la même chose. Quand, dans de tels endroits, des propositions qui dévient de ce qui a été jusque là le plus courant sont lancées, ces propositions sont chargées d’un poids exagéré, car personne ne veut encore être entraîné dans une initiative qui semble le dépasser complètement. Ce qui est connu est épuisé jusqu’à devenir routine et ce qui est inconnu provoque un rejet. Ceci, répétons-le une fois de plus, est la conséquence d’un manque d’autonomie, de discussion permanente et de réflexions sur ce que l’on veut hors des moments collectifs.
Troisièmement, ceux qui sont habitués à faire des propositions se sentiront épuisés après un certain temps, car réfléchir à chaque fois de nouveau sur des propositions et prendre la peine de les élaborer demande tout simplement plus d’énergie que de juste participer à une action. Le manque de réciprocité finit par devenir dans chaque relation et rapport un poids que l’on traîne jusqu’à ce que l’on décide de rompre. De l’autre côté, ceux à qui s’adressent les propositions se sentiront passifs, toujours incertains sur ce qu’ils veulent au fond d’eux-mêmes, en contraste avec ceux qui semblent toujours tellement bien savoir ce qu’ils veulent. Et ce rôle commence à nous ronger jusqu’à ce que l’on en ait marre et que l’on prenne nos distances de tout le bazar. Un modèle organisationnel trop déséquilibré peut continuer à fonctionner pendant un moment sur l’enthousiasme, mais quand celui-ci disparaît, tout le monde reste là avec des sentiments très amers.
Et donc ? Toute lutte a besoin d’espaces qui peuvent l’aider à prendre forme. Des espaces où discuter ou se coordonner pour des objectifs spécifiques (par exemple l’organisation d’une manifestation). S’il n’y par contre qu’un seul espace et que celui-ci devient le point de référence, il deviendra inévitablement un poids pour la lutte et asphyxiera le parcours autonome nécessaire des individus plutôt que de lui donner de l’oxygène.

Local et international

Tout comme un milieu ou un espace de rencontre centralisé impose des limites à l’initiative des batailleurs et finira par éteindre la combativité, une vision localiste de la lutte peut faire de même. Le choix d’entamer une lutte contre la construction du nouveau camp à Steenokkerzeel a été fait sur la base d’une situation locale  : d’un côté comme continuation plus consistante d’un parcours de lutte local autour du thème, d’un autre côté comme défi d’ouvrir au pied-de-biche un terrain de lutte qui ne concerne pas que les anarchistes.
Mais une lutte pour la liberté ne peut exister si elle ne dépasse pas les frontières, les frontières des villes, des pays, des thématiques. Un point de vue internationaliste est nécessaire à toute lutte qui ne veut pas finir dans une vision avec des œillères qui considère son propre contexte comme le plus urgent, qui trouve sa thématique la plus pressante, qui ne veut pas s’enfermer dans son propre quartier. Ce n’est que quand la révolte et l’insurrection se diffusent qu’elles deviennent de véritables problèmes ; et ce n’est que quand elles dépassent les frontières qu’elles connaissent une énergie authentique. Si l’existant nous isole les uns des autres, la révolte contre l’existant nous relie.
Une des intentions en entamant cette lutte était le renforcement des liens entres les compagnons des différentes villes. Des rencontres exceptionnelles ont eu lieu, personne ne peut le remettre en doute. Toutefois, trop de poids a parfois été mis sur les contrées bruxelloises, car il semblait que c’était l’endroit où il y avait le plus d’activités, ce qui a provoqué une espèce de force d’aspiration. Idéalement, les compagnons de différentes villes communiquent à travers la lutte ; et pendant cette lutte, cette communication s’est par moments intensifiée pour donner les plus belles étincelles. A d’autres moments, on s’est heurté à plus de vide, mais la meilleure situation reste certes la pollinisation croisée au-delà des frontières des villes.
Et au-delà des frontières des pays. On a connu le bonheur d’une solidarité internationale qui par moments devenait très palpable, avec des compagnons d’autres pays qui venaient participer aux manifestations, qui approfondissaient les discussions, qui s’impliquaient dans ce qui se passait et qui donnaient leurs contributions. On assistait à un internationalisme naissant qui dépassait de loin l’autopromotion sur internet. Un internationalisme naissant qui a besoin de plus d’approfondissement et d’orientation.
Au-delà des frustrations qui ont suivi, de discussions et de conflits qui dans certains cas ne se résoudront jamais, les compagnons et leur épanouissement à travers la lutte et la révolte restent le plus bel aspect de la lutte. On en a des images qui ne disparaîtront jamais et qu’on voit en fermant les yeux : le sourire des compagnons qui partagent une lutte, qui se préparent à prendre des risques ensemble, qui discutent et cherchent à aller plus loin dans les discussions, qui commencent à se connaître aussi bien au niveau des idées que dans la pratique, les moments où ils étaient particulièrement proches les uns des autres et se renforçaient. La solidarité, la camaraderie, voilà la perle rare que seule la lutte peut offrir. C’est chacun qui offre ce qu’il a à offrir et l’alchimie folle à engendrer une lutte.

Pfff…

C’est par la lutte et la confrontation entre les idées et l’agir que tout compagnon peut avancer. Ce n’est pas en réfléchissant sans agir, ou en agissant sans réfléchir, mais à travers la confrontation entre ces deux aspects que nous pouvons affiner nos idées sur comment lutter. Les livres et les discussions peuvent toujours nous aider à apprendre à réfléchir de manière plus approfondie, mais ce sont les expériences qui nous apprennent véritablement avec quel métal on veut forger nos armes. C’est la raison de ces quelques réflexions à propos d’une expérience de lutte, qui au final n’a pas duré beaucoup plus qu’un an, mais qui s’inscrit dans le parcours que quelques compagnons exploraient déjà depuis quelques années.
Cela a peu de sens de s’asseoir après une expérience riche à coté des quelques morceaux éclatés qui en restent, et de songer avec un grand soupir que tout cela est fini. Cela n’a pas non plus de sens de limiter les questions que l’on veut se poser au nettoyage, à la recherche d’une abîme dans laquelle jeter ces morceaux qui pèsent sur nos cœurs et nos esprits. Il s’agit plutôt de faire l’effort de remettre les différents morceaux ensemble, de les examiner, de les confronter avec un nouveau contexte et de se demander quels morceaux on voudrait encore utiliser pour construire quelque chose de nouveau. Pas simplement comme une pièce, comme une porte ou une fenêtre d’une nouvelle maison, mais plutôt comme un des fondements solides sur lesquels baser une nouvelle expérience de lutte. Plus intense, vaste et mûre est l’expérience, plus d’efforts cela demande pour y réfléchir après coup. Mais la peine que cela exige est proportionnelle à l’effort qu’elle vaut et à la nécessité qui s’impose lorsque l’on est déterminé à ne pas baisser les épaules ni à jeter le bébé avec l’eau du bain.

salto@riseup.net

[Salto n°2 Retour sur la lutte contre la construction du centre fermé à Steenokkerzeel] Extraits de tracts autour de la lutte.

 Pourquoi lancer une lutte spécifique ?

Et même s’il est probable que nous ne parvenions pas à empêcher la construction de ce nouveau centre ; la valeur de cette lutte ne dépend pas uniquement de cet éventuel résultat pratique. Il s’agit de prendre la lutte contre le nouveau centre fermé comme un point de départ, un angle d’attaque, en faire une possibilité de diffusion de nos idées et critiques antiautoritaires – et donc faire des expériences, nouer des complicités, apprendre de nos erreurs, faire l’expérience de formes plus intenses de coordination et d’organisation…

Cet angle d’attaque pourrait permettre d’ouvrir une brèche, d’attaquer la machine à déporter et, par là, la société qui en a besoin. Un rapide coup d’œil sur cette société nous donne aussi une idée de pourquoi cette lutte peut avoir son impact – et cela aussi à plus long terme. Dans le paysage social actuel, une grande partie de la ‘rage sociale’ est d’une part récupérée par des idéologies pourries telles que la religion, le nationalisme ou le citoyennisme et d’autre part marquée par la concurrence effrénée propre au système, avec comme résultat de plus en plus concret une guerre des pauvres entre eux. En ce sens, aucune tentative qui tente de replacer au centre la perspective de la guerre sociale n’est vaine. De telles tentatives, outre les éventuels résultats quantitatifs ou les victoires concrètes, ont le mérite d’offrir minimalement un point de référence pour ceux qui (même s’ils sont peu nombreux) ne laissent pas embrigader leur dégoût de ce monde par les idéologies réactionnaires ni par le cynisme de la guerre de tous contre tous.

Extrait de « Invitation à une lutte », été 2009

Au-delà du point de départ

Entamer, aujourd’hui, une lutte contre la construction du nouveau centre fermé offre l’occasion de dépasser concrètement les figures du « sans-papiers » et du « Belge » en se liant directement avec des personnes à partir d’un contenu et non plus à partir de catégories. Et cela d’autant plus à un moment où les régularisations massives viennent remplir les attentes d’une partie des sans-papiers organisés. En effet, si d’un côté les occupations ont pu créer une dynamique de lutte qui parfois a pu déborder du revendicatif (en tout cas à Bruxelles), leur reflux suite à la nouvelle directive pourrait aussi permettre d’élaborer une lutte sur des bases propres qui ne soient ni dépendantes de l’urgence des situations personnelles ni d’une logique de soutien.

Reposer la question des camps de l’Etat dans le domaine public, empêcher si possible que celui-ci se munisse d’un nouvel outil de répression. Poser la question des centres ne se limite pas à leurs seuls territoires mais à toute la mécanique sociale qui les fait exister. Il y a dans cette mécanique des techniciens qui porte plus de responsabilité que d’autres : qui décide? L’Office des étrangers, les partis… Qui construit ? BESIX, Jacques Delens,… Qui rafle ? La police, la STIB, la SNCB, …

Mais la question de ce qui fait exister les rafles, les centres et les expulsions est plus large. Elle touche à cette une odeur malsaine qui émane du tréfonds des rapports sociaux. Une odeur de racisme, une odeur de commerce, une odeur de normes et d’évidences assassines, d’exploitation à tous les niveaux… que recouvre l’odeur insipide du démocratisme. Les centres, comme toute domination, existent parce que des personnes au sein des institutions et des structures marchandes en décident ainsi, mais aussi parce qu’il existe un assentiment diffus, une acceptation largement répandue au sein de la population. Ils existent aussi parce que, avec ou sans-papiers, il y a toujours des personnes pour tirer profit des autres en jouant sur des appartenances et sur des catégories. Développer une lutte autour de cette question, c’est donc développer une lutte contre tous ces mécanismes qui font exister le vieux monde : patriarcat, exploitation, morale (religieuse, nationaliste, militante,…)… Seulement alors, on sort des luttes partielles pour attaquer la totalité des rapports qui nous oppressent. Alors on peut faire exister le conflit avec l’existant au sein des luttes elles-mêmes. Se lier sur un contenu, pour nous, cela signifie pouvoir remettre en avant des bases révolutionnaires et anti-autoritaires. En pratique cela signifie des relations sans médiations, le refus des hiérarchies, l’attaque directe, … Cela signifie aussi de toujours tenter d’élargir une lutte spécifique à l’attaque de l’existant dans sa totalité. Cela signifie, enfin, se méfier des alliances douteuses. Ne pas oublier la force du citoyennisme, de l’attrait de l’idéologie dominante qui peut à tout moment séparer les « bons » des « méchants », les « innocents » des « coupables » ; tout en retenant aussi que les personnes changent, et que si certaines sont définitivement ancrées dans la défense de la société, ils sont beaucoup aussi à en quitter ses chemins trop droits. Et dans les chemins obscurs et tortueux des bois, il y a des rencontres à faire. Quelques brigands ont d’ailleurs déjà fait quelques sorties dans les clairières fliquées de la société pour attaquer la machine à expulser. Ci et là, on les retrouve empêchant un contrôle d’identité dans un bus ou dans la rue ; attaquant des compagnies qui se font du blé sur l’enfermement ; diffusant des appels à la révolte sur les murs ; ou encore boutant le feu à leur cellule…

Alors rejoignons, nous aussi, les bois obscurs, pour y préparer l’attaque de la domination.

Extrait de Tout doit partir, pour la liquidation de tout ce qui nous détruit

Comment lutter ?

La lutte contre la construction de ce nouveau centre fermé ne tombe donc pas du ciel. Mais alors, une autre question importante surgit, une question qui n’est pas séparée de nos propres désirs, rêves et idées, une question à laquelle les réponses ne peuvent être des suggestions et des indications : comment ? Que faire pour empêcher la construction de ce nouveau centre fermé et mettre des bâtons dans les roues de la machine à expulser ? Le comment, la méthode que nous estimons la plus adéquate, refuse toutes les formes de politique et de représentation. Elle est basée sur le choix individuel de chacun et de chacune de s’engager dans la lutte et pas sur l’adhésion à un groupe ou programme politique quelconque. En d’autres mots, notre proposition c’est l’auto-organisation de la lutte. Ne pas laissez dépendre la lutte de politiciens ou de leaders, de leurs manières à arriver à des négociations avec l’Etat (comme voter « différemment » aux élections, des pétitions pour supplier les puissants, d’entamer un dialogue avec les responsables de la construction du centre), mais de la prendre en mains nous-mêmes. Ceci est une manière pour arrêter et empêcher la construction du nouveau centre nous-mêmes et d’une manière directe. Seulement ainsi, nous pouvons lutter pour un empêchement effectif de la construction de ce nouveau centre et éviter de tomber le piège d’un dialogue avec l’Etat à propos d’une éventuelle adaptation plus humaine des plans de construction.

Cette auto-organisation ne signifie pas forcément qu’il faut former un quelconque comité ou collectif, mais plutôt de rendre possible des moments de rencontre, créer des discussions, échanger des idées. Comme par exemple lors de rassemblements, de petites manifestations, de soirées de soutien à la lutte,… Mais le but n’est pas juste de parler tous un peu plus de ce nouveau centre fermé, de le critiquer pour ensuite aller se coucher avec la conscience apaisée. Non, l’auto-organisation est orientée vers l’agir, vers l’action.

Pour rendre possible l’action, il faut considérer l’ennemi dans toute sa concrétisation. Qu’il ne s’agit pas d’une entreprise qui construit le nouveau centre fermé, mais bien les entreprises Besix, Valens, Michiels etc. Que le centre fermé n’est pas juste un tas de barreaux, mais qu’il fonctionne grâce aux matons qui ont des noms et des adresses, grâce aux entreprises de nettoyage et de restauration comme ISS Cleaning et Sodexo, grâce aux médecins qui anesthésient et taisent ce qui s’est passé quand des prisonniers ont été tabassés par des matons. Que les gérants, l’Office des Etrangers, tous les partis et institutions politiques, les organismes européens de gardes-frontières comme Frontex, ne sont pas des abstractions, mais qu’ils consistent en des personnes concrètes qui portent toutes une responsabilité dans l’organisation de cette machine à expulser. Ces informations doivent circulent largement, doivent être accessibles à tous et toutes. La diffusion de ce genre d’informations est et restera toujours un élément fondamental de toutes les luttes. Un élément fondamental, mais ce n’est pas tout…

Car des idées pareilles se traduisent en mouvements de nos mains et de nos pieds ; notre volonté d’engager la lutte cherche des points de repère dans le monde physique. Il y a beaucoup de possibilités intéressantes… Une d’entre elles, ce sont des attaques modestes, simples et reproductibles contre toutes les structures et les hommes responsables de la construction de ce nouveau centre fermé et contre les rouages de la machine à expulser. Cette méthode permet à chacun et chacune, de la manière qu’il ou elle estime la plus adéquate, de prendre part à la lutte en première personne. Et ces attaques ne parlent pas seulement de la lutte contre le centre fermé. Elles parlent d’une manière qui refuse tout dialogue avec l’ennemi et qui ne perçoit pas la lutte sociale comme un spectacle politique, comme une affaire de partis et de syndicats, mais justement comme un conflit direct avec ceux qui endiguent nos vies. Au fur et à mesure que ce genre d’actes (la résistance lors des contrôles d’identité, le rejet de la bureaucratie qui, à travers tout genre de document, met nos vies sur ses rails, la casse des fausses catégories d’autochtones et d’allochtones, de nationalités et d’ethnies, le sabotage du mécanisme d’exploitation de sans-papiers et de toute le monde) s’élargissent, se diffusent et incitent d’autres, les grains de sables commencent à ronger la machine à expulser. Faisons alors en sorte qu’il n’y ai plus de pièces de rechange disponible.

Le plus bel aspect de chaque lutte qui ne se laisse pas embrigader par la politique, est sans doute qu’elle bouleverse les rôles sociaux. Dans un monde qui nous compartimente tous, qui nous enferme la plupart de la journée au boulot, dans les embouteillages ou derrière le fourneau, seule la lutte fait éclater cette routine macabre. Le plus beau du combat, c’est que tu apprends à mieux te connaître, que tu peux croître en idées, en rêves et en pratiques, que tu peux forger des liens avec d’autres, des liens complètement différents de tout la nausée que cette société nous offre. Voilà pourquoi cette lutte n’est pas un combat d’arrière-garde, mais une expression enragée de joie. Voilà pourquoi cette lutte vaut la peine d’être pratiquée.

Extrait de Hors Service, journal anarchiste, « Qu’est-ce qu’on attend ? »

 Le 18 février 2010, des centaines d’exemplaires de ce texte ont été distribués dans les boîtes aux lettres de Sint-Denijs-Westrem. C’est là qu’habite (dans une grande villa bien sûr) un des architectes (Dirk Bontinck) qui a dessiné les plans du nouveau centre fermé de Steenokkerzeel.

 Salut, votre voisin dessine des cages pour sans-papiers.

 Ce courrier purement informatif concerne le sieur Dirk Bontinck (résidant Pleispark 3, à Sint-Denijs-Westrem) et son frère John Bontinck. Mine de rien, ces deux architectes ont choisi de dessiner les plans de construction du nouveau centre fermé pour sans-papiers de Steenokkerzeel. Et vu que ce centre fermé nous pose problème, comme d’ailleurs toutes les autres prisons, ce choix qui leur procure en plus un beau paquet de fric nous pose également problème.

 Nommez “calomnie” ce qui suit si vous le voulez, mais en sachant au moins pourquoi ! Car ce sont bel et bien des salauds…

Avec cette maudite arrogance quand ils décident de vies humaines du haut de leur bureau. Avec ce calme glacial quand ils étudient, engoncés dans leurs fauteuils de cuir de leur bureau bien chauffé, comment la prison devra se montrer la plus efficace possible. Comment, d’un point de vue technique, des gens pourront être isolés de la meilleure manière, comment ils pourront être piégés, comment ils pourront être brisés.

 Tout près de l’aéroport de Zaventem poussent actuellement les structures en béton de ce qui devrait bientôt devenir un nouveau centre fermé. Une fois que la dernière pierre sera posée, le bâtiment se distinguera difficilement d’une prison. Des cellules individuelles, des barreaux et des barbelés pour enfermer et isoler des sans-papiers, ceux qui sont en instance de déportation et osent résister avec obstination. Ou plus simplement pour briser ceux qui résistent au quotidien en se révoltant, posant ainsi problème au bon fonctionnement de l’enfermement et des déportations.

 Comme pour les autres centres ouverts et fermés, le gouvernement aurait besoin de ce nouveau lieu pour continuer sa politique d’immigration ? Mais vous savez quoi ? Ce n’est pas cette politique d’immigration qui constitue le problème. Ou du moins, pas en soi. Car il est logique qu’une société qui poursuit sans cesse le rêve capitaliste jette dehors les indésirables. Comme il est logique que dans une société où notre avenir n’est pensable qu’à l’intérieur des grillages forcés du travail, de la carrière, de la famille et de tout le bazar, les prisons poussent comme des champignons. Contre tous ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas avancer au rythme de cette normalité, même en traînant les pieds.

Le problème, c’est donc cette société. Et nous, nous posons problème à cette société.

Situation périlleuse.

 Oui, nos rêves vont dans une toute autre direction. Oui, nous voulons volontiers abandonner une grande partie du vieux monde derrière nous pour être enfin capables de parler de liberté. Et nous ne sommes pas en train de parler de cette “liberté” que vous promettent les publicités pour pousser à la vente de canettes de soda ou de portables. Non, nous parlons d’un saut dans l’inconnu, un saut où le contrôle sur nos vies ne dépendra que de nous-mêmes. Un saut qui, sur le fond, vise à éliminer toute forme d’oppression.

 Alors oui, vous pouvez nous traiter de rêveurs idéalistes, de bons à rien naïfs ou de flatteurs flous. La vérité, c’est que nos rêves nous font directement entrer en conflit avec une société où on pense que c’est bien que des gens soient exploités et enfermés ; en conflit aussi avec tous ceux qui choisissent d’apporter leur pierre à l’édifice.

Et nous sommes prêts pour ce conflit.

 Cela nous ramène finalement au prétexte initial de ce tract. Cela nous ramène au nouveau centre fermé. Car devinez qui a dessiné les plans de cette prison ? Oui oui ! C’est votre voisin Dirk et son frère John Bontinck.

 Mais qu’est-ce que nous voulons dire en précisant cela ? Que nous devrions tous les exécuter publiquement, sous les huées et le plus vite possible, en place publique ? En vrai, faites surtout ce dont vous avez envie ! Car là n’est pas l’objet de ce tract. La question, c’est que rien de ce que observons autour de nous ne tombe du ciel. Que des gens font des choix. Comme par exemple celui de construire des prisons, celui de mener des gens à la baguette, au boulot comme à la maison, ou encore celui de ne pas faire de choix du tout, et de se cacher derrière ce refus pour ne pas avoir à penser, pour ne pas agir à contre-courant. Les frères Bontinck ont fait le choix d’aider à ce que ces nouvelles geôles existent là-bas, à Zaventem. Voilà pourquoi ce sont des salauds. Car ça, c’est un choix qui en dit long : il confirme qu’ils se foutent de la misère des gens et que oui, c’est possible bordel !, ils veulent en plus se faire du fric avec cette misère. De notre côté, nous faisons par exemple le choix de leur en vouloir tout particulièrement.

 Nous souhaitons qu’à l’avenir, les frères Bontinck dorment aussi tranquillement que les gens qui sont enfermés dans leurs bâtiments…

Dirk Bontinck: chef d’entreprise
Pleispark 3, 9051 Sint-Denijs-Westrem
Tel: 09/222 01 03
dirk.bontinck@cytec.com

John Bontinck: chef d’entreprise
john@bontinck.biz
Bontinck cbva
Chaussée de Courtrai 1092
B-9051 Sint-Denijs-Westrem
Tel: 09/225 01 74
Fax: 09/225 64 14

Se révolter c’est comme respirer.

 Respirer dans le courage que tu rassembles au rythme des battements de ton cœur, de ton cœur, où la douleur que ce monde t’a donnée forme un cocktail mélangé à l’amour pour tous les yeux qui t’ont vraiment regardé, un cocktail explosif, prêt à exploser.

Se révolter est comme respirer. Respirer dans le courage, je compte un-deux-trois, inspire longuement, redresse mes épaules –c’est le moment- et puis…expire les flammes de tout ce que tu es, tout ce que tu voudrais être et n’est pas permis par ce monde. Ta respiration, comme un marteau brisant une vitre, comme une scie à métaux défiant les barreaux d’une prison, un poing rendant les coups à la face de ce monde.

Tu respires, tu inspires et expires longuement. Tu te révoltes. Tu te fais battre et tu tombes. Mais tu n’arrêtes pas de respirer et plus tard tu seras de nouveau sur pied. La respiration des autres t’aide à te lever, comme la respiration d’un ami aimant, d’un enfant, d’un camarade proche de toi réchauffe ton cœur avec de la force. Comme la respiration des prisonniers qui ont brûlé une aile entière du centre fermé de Steeenokerzeel pendant l’été 2008. Comme la respiration des prisonniers qui se sont révolté à Merksplas en essayant d’empêcher la déportation d’un ami, comme celle des prisonniers qui ont conquis leur liberté. Comme celle de ceux qui ont envahi le mois dernier le bureau de Besix (l’entreprise qui construit le nouveau camp de déportation) et qui l’ont détruit, comme celle de quelques anarchistes qui ont mis le feu aux containers sur le chantier de construction d’un nouveau centre fermé à Rotterdam. Comme la respiration des gens qui ont bloqué le centre de déportation de Brugge et celle des prisonniers à l’intérieur qui se sont révolté en même temps et ont commencé à exploser leur prison. Comme chaque respiration qui a détruit un morceau de l’infrastructure de la prison ces dernières années, comme chaque respiration qui a combattu les contrôleurs et les flics, qui s’est joué des juges et de leurs avocats, qui a mis les patrons hors jeu, donné du courage à des femmes de quitter leur mari violent, qui a donné la force à des enfants de refuser la volonté que leur parents essayent de leur imposer, les parents qui leur demandaient de se sacrifier. Respirer comme tous les petits actes de résistance qui se nichent dans les pores de notre corps. Résistance contre ce monde qui prend place non-stop, à chaque moment de la journée, toujours.

 Nous pouvons arrêter de sentir, s’enfuir dans les temples de la consommation, de la télévision, du sport, de la drogue. Fuir, essayer d’oublier, oublier que tu souffres, que tu vis. On peut se taire, regarder de l’autre côté, laisser ceux qui nous utilisent continuer et un jour on finira sur la pile de déchets des corps compressés. Ou on peut respirer. Calmement, rapidement. Doucement, intensément, chaudement, battant de plaisir.

Respirer comme discuter avec d’autres, discuter de ce qu’on peut faire, de ce qu’on veut faire et pourquoi. Finissons-en une bonne fois pour toutes avec le désespoir, soyons nos propres maîtres sans dieux. Détruisons le vieux monde avec le désir d’un nouveau. Pour respirer librement ! Adieu à ce monde où on se réprime les uns les autres ! Adieu à ce monde où nous allons nous coucher avec des angoisses, où nous nous réveillons avec des angoisses. C’est le refus de se résigner à la vie que cette société essaye de nous imposer, le refus d’abandonner nos rêves et de descendre dans le puit d’une existence malheureuse.

 Pleurnicher, se plaindre, pleurer et jurer peut nous soulager le cœur pour un moment. Mais rien ne change.

C’est respirer qui fait battre notre cœur et circuler notre sang.

Si tu ne respires pas, tu meurs.

 [Ce tract a été lancé en haut des murs de quatre centres fermés et distribué dans plusieurs villes belges, fin octobre 2009]

Notre lutte contre les camps de déportation est une lutte révolutionnaire, une lutte qui ne vise pas seulement la destruction de ces camps, mais le bouleversement de la société dans son ensemble. C’est une lutte qui ne demandera jamais quoi que ce soit aux politiciens ou à d’autres représentants du pouvoir, simplement parce qu’ils sont les responsables de nos soucis quotidiens et de nos problèmes. C’est une lutte contre ces puissants et leurs structures, contre toutes les prisons, contre la terreur de l’esclavage salarial, contre les propriétaires, les huissiers, les juges et les flics. C’est une lutte contre une société qui est fondée sur la hiérarchie et le pouvoir.

C’est aussi une lutte pour quelque chose d’autre. Une lutte pour un bouleversement social total, pour la révolution sociale, pour l’épanouissement vigoureux et passionné de chacun. Une lutte pour la solidarité, pour la joie de la vie, pour la liberté. C’est une lutte que tout le monde peut engager, qui commence quand quelqu’un décide que ça suffi t et qu’il va dépasser ses propres limites pour rendre possible ce qui semblait impossible. C’est une lutte qui rêve d’un monde libéré des positions et des rôles, et qui réalise déjà ce rêve au sein de la lutte. Une lutte où nous pouvons se redécouvrir avec le coeur brûlant et l’amour des compagnons, une lutte pour l’anarchie. Et tout ce que nous portons au fond de notre coeur ne peut croître que par la lutte, pour ne jamais dépérir…

Extrait de L’ouragan, Parution à numéro unique contre les centres fermés, contre toutes les prisons, avec ou sans murs, printemps 2010.

Après le premier octobre 2010…

Disons-le clairement : l’Etat n’a pas peur d’une poignée d’anarchistes, mais craint une possible contagion sociale à laquelle les révolutionnaires œuvrent de jour en jour. Depuis longtemps, Bruxelles semble être une poudrière sociale où on cherche à mater les tensions sociales à coups de plus de police et plus de blessés ou de morts du côté de ceux qui, d’une manière ou d’une autre, engagent la confrontation. Néanmoins, les tensions sociales continuent à s’exprimer de manière radicale : des émeutes récurrentes dans les quartiers aux mutineries dans les centres fermés et les prisons, des attaques ciblées contre les structures de l’Etat et du Capital jusqu’à une hostilité qui continue à se répandre contre tout ce qui porte l’uniforme de la répression. Probablement, la manifestation annoncée du 1 octobre était une des possibilités de rencontre entre les différentes rébellions et les idées antiautoritaires – et cette rencontre a été écrasée.

Malgré la pacification militarisée des derniers jours, nous continuons à diriger notre attention ardente vers cette poudrière sociale, en sachant que chaque occasion peut être la bonne pour mettre le feu à la mèche. Et là où la proposition d’une manifestation s’est heurtée à des obstacles difficilement franchissables, d’autres pratiques et activités sauront se frayer un chemin.

Malgré les murs policiers qui cherchent à nous tenir séparés, nous continuons à penser que la rencontre entre les différentes rébellions reste possible, souhaitable et nécessaire. Aucun racket répressif de la part de l’Etat ne nous fera renier cet enthousiasme.

Malgré le fait que l’initiative a été arrachée de nos mains ces derniers jours, nous sommes déterminés, avec le cœur et la tête, à reprendre l’initiative dans nos propres mains. Malgré tout, nous continuons. Rien n’est finie… les possibilités sont toujours là, prêtes à être saisies.

Extrait de Malgré tout, aux rebelles d’ici et d’ailleurs, 5 octobre 2010.

salto@riseup.net

[Salto n°2 Retour sur la lutte contre la construction du centre fermé à Steenokkerzeel] Les contours d’une lutte

Ce texte a été publié dans la revue Salto, subversion et anarchie, n°2, novembre 2012, Bruxelles

Les contours d’une lutte

 Ce panorama de la lutte contre la construction du nouveau centre fermé à Steenokkerzeel ne prétend pas être exhaustif, ni neutralement objectif. Son but est simplement d’offrir un cadre qui permettrait à chacun de construire et de formuler des critiques, des réflexions théoriques et des approfondissements méthodologiques à propos d’un projet de lutte spécifique. Un panorama sommaire implique forcément une schématisation qui ne coïncide pas exactement avec la réalité, et encore beaucoup moins avec l’intensité de ceux qui vivaient, pensaient, sentaient et agissaient dans cette réalité.

 Le choix d’un projet autonome de lutte spécifique

 En été 2009, des premières discussions entre compagnons commencent à avoir lieu autour de la possibilité d’une lutte spécifique contre la construction d’un nouveau centre fermé à Steenokkerzeel. Ce choix provenait d’une certaine analyse des conditions sociales et économiques et de l’évolution (ou plutôt, l’extinction) de la lutte pour une régularisation générale ; et de l’autre côté des expériences d’agitation dans la rue et de la solidarité offensive avec les nombreuses révoltes et mutineries dans les prisons et les centres fermés. Ce choix permit de développer un projet de lutte autonome, en d’autres mots, une lutte qui n’est pas à la remorque de facteurs externes, qui puise assez de force en soi-même pour ne pas devoir courir derrière les faits, qui se donne les moyens qu’on juge adéquats, qui sait déterminer sa propre temporalité. Le choix d’un parcours autonome de lutte devait permettre aussi de rencontrer d’autres gens qui veulent lutter sur une base radicale, qui se rebellent, sur un terrain non-contaminé par la politique, la représentation, l’attente ou la logique purement quantitative.

Une invitation à la lutte commença à circuler parmi différents groupes de compagnons et dans différentes villes. Cette invitation sera ensuite la base pour une sorte d’espace informel entre des individualités et des groupes affinitaires de différents coins du pays ; un espace de discussion où l’on pouvait approfondir les perspectives de la lutte, sans pour autant former un seul grand groupe qui déciderait ensemble de tout ou qui devrait être d’accord sur tout.

Briser le silence

A partir de septembre 2009, les premiers pas sont faits pour diffuser l’information de la construction du nouveau centre fermé et pour briser le silence (relatif) autour de ce projet d’Etat. Des dizaines d’initiatives de distribution de tracts ont lieu dans la rue, dans les métros, dans les gares, dans différents quartiers qualifiés de « sensibles » (surtout à Bruxelles, mais pas seulement). Des affiches sont faites non seulement pour briser le silence et pour faire connaître le thème, mais aussi pour expliquer nos raisons de lutter contre la construction de ce nouveau centre et de lier cette lutte à une critique plus générale de ce monde d’exploitation et d’oppression. Cette agitation s’adressait à tous ceux qui voulaient lutter et non pas spécifiquement à certaines catégories (par exemple, « les sans-papiers »). Dès le début, le choix a été affirmé de ne pas collaborer avec quelque force politique que ce soit, un choix qui ne sera jamais remis en doute au long de la lutte, mais de s’adresser directement à ceux qui veulent lutter et se révolter sur une base directe, auto-organisée et anti-institutionnelle.

De modestes actions de sabotage ont lieu pour trancher de manière plus insistante avec la routine quotidienne pour poser le problème de la construction du nouveau centre fermé, comme par exemple le sabotage de dizaines de machines de vente de la STIB à Bruxelles, des bureaux centraux de De Lijn à Louvain, des incendies contre des distributeurs de billets à Gand ou une petite incursion sur le chantier du centre fermé à Steenokkerzeel. De plus, en octobre 2009, quelques dizaines de personnes cagoulées pénètrent pendant les heures d’ouverture dans les bureaux de Besix, constructeur principal du centre fermé, et en dévastent l’intérieur. Cette attaque connaîtra de nombreux échos dans la presse, qui semble sursauter en constatant l’existence d’opposants radicaux à la construction du nouveau centre, habituée comme elle est à parler de manière compatissante des luttes, comme par exemple des sans-papiers qui occupent des bâtiments ou des mutineries dans les centres. Le ton était quelque peu donné…

L’identification de l’ennemi et l’attaque diffuse

Généralement, et dans la mesure où une telle appréciation est considérée comme intéressante, on peut dire que les compagnons ont rencontré dans la rue beaucoup de « sympathie » pour cette lutte, une lutte radicale. Les compagnons ne se heurtaient pas à un mur d’indifférence et de résignation, comme ça peut aussi se passer. Plus encore, la « spécificité » de l’aspect du pouvoir que l’on critiquait (le centre fermé et la machine à expulser) était vite dépassée et se trouvait liée à une critique générale de la prison et de l’enfermement, une critique rudimentaire de l’exploitation et de l’Etat, etc. Différents tracts et un numéro unique avançaient des analyses partant de cette lutte spécifique, qui reliaient cet aspect aux idées anarchistes et antiautoritaires, ainsi qu’aux autres aspects de la domination.

Mais il ne fallait pas uniquement des idées, des perspectives et des analyses, mais aussi des amorces concrètes pour attaquer l’ennemi, des suggestions claires et nettes pour l’action directe. Il fallait réfléchir à comment saboter concrètement la construction du nouveau centre fermé, comment attaquer la machine à expulser dans une perspective destructrice (et non pas de réforme, d’amélioration, d’adaptation, etc.). Une des propositions, qui a été portée tout au long de la lutte et qui lui a donné beaucoup de force, était celle de l’attaque diffuse. Des attaques modestes, faciles et diffuses contre le monstre. Mais il fallait identifier le monstre : ses tentacules, ses intestins, ses excréments, ses cerveaux… se trouvent à portée de main pour tous. La construction du centre a été disséquée : quelles entreprises de construction, quels architectes, quelles institutions, quels fournisseurs y collaborent ; la machine à expulser a été disséquée : quelles entreprises, organisations, services publics la font tourner ; les liens sous-jacents entre le monde des déportations et les autres aspects répressifs de la domination : les structures policières, les institutions répressives, les prisons, les écoles, les centres psychiatriques, le travail,… « La gestion de l’immigration » ne peut pas être attaquée, ce qui est attaquable, ce sont les incarnations concrètes, les structures et les hommes qui rendent possible la gestion de l’immigration.

Nombre de ces aspects, structures et hommes, ont été attaqués au cours de la lutte, avec des moyens divers, mais toujours dans une optique d’action directe, autonome, non-médiée. Si l’on en croit les rapports du sénat belge1, seulement dans la période de l’été 2009 à décembre 2009, plus de cent actions d’attaque ont eu lieu contre les institutions, les entreprises, les organisations et les structures impliquées dans le domaine carcéral ; actions allant du peinturlurage, au sabotage, au vandalisme ou à l’incendie. Certaines de ces attaques ont été communiquées ou revendiquées via des canaux du « mouvement », la grande majorité a eu lieu dans l’anonymat. Bien que la « connaissance publique » de certains faits d’attaque puisse certes se révéler importante pour pouvoir donner des idées, de l’enthousiasme et du courage à d’autres rebelles, il est incontestable que ce n’est que quand une action est anonyme,qu’elle peut effectivement appartenir à tous. Une lutte spécifique peut certes partir d’un noyau modeste de compagnons, mais l’intention, dans une perspective insurrectionnelle, ne peut jamais être de transformer ce noyau modeste en une sorte d’ « élite armée ». Il s’agit tout simplement de créer les conditions pour une hostilité diffuse et une intensification de la conflictualité ; et ceci n’a aucunement besoin de traductions politiques.

Celui qui croît que la conflictualité sociale peut être réduite à la somme des faits d’attaques (qui ne sont rapportés que très rarement ou sous forme mutilée dans les médias, les journaleux, laquais du pouvoir, n’ont pas pour but de nourrir les mauvaises intentions de qui que ce soit) a une vision quantitative et politique. Il n’existe pas d’échelles ou de statistiques pour mesurer les tensions et pratiques subversives. Ce qui n’enlève pas que l’on peut carrément dire que la lutte spécifique contre la construction du centre fermé ne s’est pas limitée à un groupe de compagnons ; plus encore, on peut affirmer que cette lutte a contribué à l’intensification des hostilités diffuses, à l’intérieur du champ de la lutte mais aussi sur d’autres fronts.

 Au confluent des situations

 En novembre 2009, une manifestation a lieu à Bruxelles contre la construction du nouveau centre fermé, manifestation annoncée bien à l’avance. La veille de la manifestation, des émeutes éclatent dans la commune bruxelloise d’Anderlecht : un groupe important incendie le commissariat de police après que des nouvelles soient sorties par rapport aux tortures que la police de cette même zone a fait subir à plusieurs prisonniers dans la prison de Forest lors d’une grève des gardiens (la police reprenant alors le contrôle de l’établissement). Ailleurs en Belgique, comme à Andenne, des mutineries éclatent dans les prisons. Le climat était tendu, les tensions dans certains quartiers bruxellois devenaient explosives et la lutte contre le nouveau centre fermé se trouvait « en vitesse de croisière ».

Une fois de plus, il était clair qu’il n’existe pas de raisons fondées pour « attendre ». Que quand on est mentalement et pratiquement préparé à de soudaines intensifications de la conflictualité sociale, par exemple parce que l’on est en train d’élaborer un projet, on peut rentrer en dialogue avec ce qui se passe autour de soi. Il est vrai que la conflictualité sociale connaît des moments plus intenses et des moments plus mous, mais au final, et sous d’innombrables formes, elle est toujours présente de manière latente. Il ne s’agit pas d’y coller une vision de la poule ou l’œuf, mais la lutte spécifique menée contre la construction du centre fermé à Steenokkerzeel dialoguait avec et avait sa place dans une conflictualité sociale plus large. Elle n’a pas seulement permis de proposer de manière concrète la révolte et des attaques directes contre l’autorité, mais aussi de diffuser des idées anarchistes et antiautoritaires au sein de cette conflictualité. Dès que l’on commence à lutter soi-même et que l’on élabore un projet de lutte, il n’est plus question de se trouver à « l’intérieur » ou à « l’extérieur » de la conflictutalité. On en fait partie, on en est une partie, avec ses propres pratiques et désirs, qui peut influencer, contaminer, provoquer ou non le reste de la conflictualité.

 Dans les contrées bruxelloises naissait vers la fin 2009 une sorte de coordination antiautoritaire qui permettait d’aborder plus profondément certaines discussions par rapport à la lutte en cours. La présence dans les quartiers bruxellois, les tentatives de jeter des ponts entre la lutte contre la construction du centre fermé à Steenokkerzeel et d’autres révoltes et conflits, la « rencontre » entre un projet de lutte antiautoritaire et la conflictualité sociale dans son ensemble,… voilà les questions alors à l’ordre du jour.

 Aller plus loin

 Quelles propositions de lutte, quelle projectualité élaborer dans un climat aussi favorable ? Comment continuer à approfondir les idées et les analyses ? Questions auxquelles il n’était pas facile de répondre. Comme on disait, une proposition concrète était celle de l’attaque diffuse. Mais était-elle suffisante ?

 En plus des formes plus « habituelles » de propagande comme des distributions de tracts, des collages d’affiches, des graffitis, des expositions dans la rue, on commençait à expérimenter d’autres formes. Ainsi se sont succédées des dizaines de « ballades », petites manifestations qui ne visaient pas le recensement quantitatif des participants, mais à secouer la routine quotidienne, la distribution de matériaux de propagande et d’idées, la désignation de possibilités d’attaque contre les structures concrètes de l’ennemi,… et qui devaient permettre également une éventuelle « participation spontanée ». D’autres actions anonymes se sont déroulées pour inciter d’avantage à la lutte. Quelques jours avant Noël, par exemple, le petit Jésus a été enlevé de sa crèche dans les environs de Steenokkerzeel pour exiger la fermeture de toutes les prisons. Ou encore à Bruxelles, où un groupe d’inconnus a perturbé le repas de midi à la cantine Sodexo de l’université bruxelloise en expropriant une partie de la nourriture et en rendant le reste aussi indigeste que la responsabilité de cette entreprise dans les camps de déportation.

 Des discussions ont été entamées par rapport à d’éventuelles propositions organisationnelles vers d’autres personnes qui voulaient lutter, propositions pour fournir un peu de sol stable à travers l’attaque et l’auto-organisation, à la lutte contre le nouveau centre fermé. Des petites structures organisationnelles ou des lieux dans les quartiers bruxellois qui pouvaient servir de points de rencontre et de points de référence pour la lutte. Ces points de référence pouvaient être par exemple l’occupation combative d’un bâtiment vide ; une occupation qui n’entend pas se perpétuer, mais créer temporairement un point de rencontre radical. La création de comités de quartiers, auto-organisés et orientés vers l’attaque, a aussi été discutée. Mais, malheureusement, tout cela resta au stade de « réflexions »…

Ce qui a bel et bien été réalisé fut une assemblée de lutte permanente, un espace de discussion accessible à tous ceux qui veulent lutter. Cette assemblée a certes permis d’approfondir quelques questions ; elle a sans doute servi de point de rencontre hors des cercles antiautoritaires spécifiques (en tout cas, un point de rencontre qui était accessible à d’autres). Mais elle ne peut pas être considérée comme une réponse adéquate et réussie aux questions en suspens. Au lieu de décentraliser la lutte vers des petits groupes autonomes et des structures de lutte auto-organisées ancrées dans la conflictualité sociale, cette assemblée tendait plutôt à re-centraliser la lutte diffuse dans un moment de réunion, dans un espace. Au lieu que des initiatives autonomes et disparates donnent la mosaïque colorée d’une dynamique de lutte, une chose comme une assemblée tendait à imposer ses temps et ses rythmes à la lutte.

A la recherche d’un saut qualitatif

Vers la fin du printemps 2010, des questions difficiles étaient abordées. Comment continuer la lutte ? Comment faire quelque chose de tout ce travail fait, avec les hostilités diffuses, comment arriver à un moment de rupture (en ce sens, et avec un peu de bonne volonté, on pourrait l’appeler insurrectionnel) dans les rapports sociaux existants, à un moment social partagé d’hostilité et d’attaque ? De nombreux chemins étaient ouverts, de nombreuses possibilités sont restées inexplorées, d’autres possibilités se sont révélées quelque part trop « ambitieuses » (ou au moins, il n’y avait pas de sol suffisamment stable pour les mener à bien). Cette recherche d’un projet d’attaque plus ambitieux démontrait une fois de plus que la présence de groupes affinitaires autonomes et la coordination informelle entre eux dans le cadre d’un projet sont une condition indispensable. D’autres instruments, comme des assemblées, ont montré clairement leurs limites à ce propos. Enfin, il faut aussi prendre en compte les premiers signes d’épuisement et de fatigue, et peut-être aussi une certaine « peur » des éventuelles conséquences, qui commençaient à ronger la lutte. On pourrait peut-être imputer l’épuisement et la fatigue à une « temporalisation » négligente de la projectualité, peut-être aussi à d’autres facteurs, comme par exemple un certain manque de détermination et de hardiesse.

Quoi qu’il en soit, un de ces sauts qualitatifs à été imaginé sous forme d’une manifestation combative à Bruxelles, dans les quartiers où l’on avait développé la plupart de nos activités, qui aurait dû avoir lieu le 1er octobre 2010. Il ne s’agissait pas d’une manifestation comme tant d’autres, mais d’un moment où les différentes rébellions pourraient se rencontrer et dépasser le cadre restreint d’une manifestation. Pour donner la fameuse étincelle à la conflictualité. Beaucoup de travail préparatoire a été fait pour cette manifestation, aussi bien sur le plan organisationnel que sur le plan de la diffusion de propagande. Il ne serait pas exagéré d’affirmer que la date du 1er octobre figurait partout dans les rues bruxelloises (et dans une autre mesure, aussi dans d’autres villes, bien évidemment). Ce jour-là, Bruxelles a été militarisée. Une quantité énorme de policiers était prête au combat. Les prisons bruxelloises (à l’intérieur de la ville) étaient entourées de chevaux de frise, d’autopompes et d’importants escadrons de police anti-émeute par crainte d’attaques depuis l’extérieur ou de mutineries à l’intérieur. De nombreuses stations de métro étaient bouclées. A Anderlecht, des flics cagoulés patrouillaient mitraillettes en main. Les forces de l’ordre étaient préparées au pire. Mais l’échec de la manifestation n’est certes pas uniquement imputable à cette présence répressive (en fin de compte, une telle présence avait été pensée et prévue). Il était possible de commencer cette manifestation. Certes, cela aurait été un combat dur voire féroce, mais un combat qui aurait pu mettre le feu à la poudrière. Pour commencer cette manifestation, il fallait cette conscience-là. Finalement, la manifestation n’a jamais commencé, environ deux cents personnes ont été arrêtées dans les environs du rendez-vous, des dizaines de personnes ont subi des brutalités de toutes sortes dans les casernes, de façon systématique, de manière terroriste. Plus tard dans la soirée, quelques dizaines de personnes ont attaqué un commissariat bruxellois : vitres cassées, véhicules de police et véhicules privés de policiers endommagés, deux agents blessés. Quatre compagnons ont été arrêtés dans les environs du commissariat attaqué et ont passé un mois derrière les barreaux. Une semaine après l’attaque, le syndicat de la police a organisé une manifestation au centre-ville de Bruxelles pour dénoncer la violence.

La gueule de bois dans les semaines après le premier octobre était lourde, même si la lutte n’était pas encore prête à s’éteindre. De nombreuses actions d’attaques ont eu lieu comme par exemple une attaque incendiaire contre le Security-Expo à Liège, des incendies volontaires contre Besix et le bureau d’architecte Bontinck à Gand, des jets de cocktails molotov contre les bureaux de la Police Fédérale à Bruxelles. A noter aussi que, dans les jours suivant le premier octobre, des mutineries ont eu lieu dans plusieurs prisons et, début novembre, une manifestation « blitz » a encore parcouru les rues d’Anderlecht.

Comment se termine une lutte ? Qui peut dire si une lutte touche à sa fin ? On peut cependant dire que la lutte spécifique contre la construction du nouveau centre fermé ne récupérera pas vraiment du premier octobre et n’a pas su trouver ou explorer de nouveaux chemins pour continuer. Comme souvent lors de tels moments, la combativité et la détermination de chacun ont été mises à l’épreuve. Des polémiques n’ont pas manqué de surgir qui, après l’expérience d’un « échec », remettent soudainement en question l’ensemble du projet de lutte et pointent d’autres d’un doigt accusateur. Celui qui ne crée pas d’espace pour la critique et qui ne cherche pas, en permanence, à tâter le pouls de ses propres activités et perspectives, finit inéluctablement dans une impasse. Mais si on jette ses propres expériences à la poubelle, quelles qu’en soient les raisons ; si au fond, on n’a pas cessé d’aspirer à des résultats quantitatifs et mesurables ; si on recule devant les engagements qu’exige de toute façon n’importe quel projet de lutte, on risque de faire dégénérer la critique qui permet d’affiner, d’approfondir, d’ajuster, de mieux frapper l’ennemi et qui demande donc une certaine distance aux choses, en plaidoirie pour baisser les épaules et prendre distance tout court. Comme toujours, à chacun ses conclusions.

Finalement, le nouveau centre fermé n’a été ouvert que début 2012. Sa construction a subi plus d’un an et demi de retard, selon l’Office des Etrangers, entre autres imputable aux « actions civiles ». La manifestation prévue à Steenokkerzeel à l’occasion de l’ouverture prochaine du centre s’est heurtée à une zone militarisée. Quelques heures plus tard, des dizaines de personnes cagoulées ont attaqué, ce dimanche après-midi ensoleillé à Bruxelles, les bureaux de l’Office des Etrangers.

1 Suite à ces débats au Parlement et au Sénat, l’Etat (via les services de police et de renseignements) a augmenté sa vigilance. Par exemple, l’introduction du « Early Warning System » qui devait avertir les entreprises visées de possibles menaces et qui offrait aux entreprises une plate-forme pour notifier des « agissements suspects ». L’Organe pour l’Analyse de la Menace, dont les analyses régulières influent sur l’octroi de moyens aux services d’ordre, a commencé à qualifier « l’anarchisme » comme la menace principale pour la sécurité intérieure. La Sûreté d’Etat a cherché, via des fuites organisées vers quelques-uns des ses amis journalistiques, à attiser les choses en faisant publier des articles « retentissants » et « révélateurs » sur le mouvement anarchiste en Belgique. Enfin, une « surveillance permanente » a été instaurée autour de certaines structures comme les centres fermés et ouverts, leur personnel a été briefé, certaines personnalités officielles ont reçu une protection privée ; tout cela dans une tentative d’éviter d’éventuels raids et attaques.

salto@riseup.net