Sans Papiers Ni Frontières

Icon

Contre les frontières et leurs prisons

[Turin] À propos de la lutte contre le centre

À propos de la lutte contre le centre

Au cours de la lutte contre les Centri di internamento ed espulsione (CIE), un rendez-vous fixe s’est tenu pendant longtemps à Turin. Pendant un peu moins de deux ans, de l’été 2009 au printemps 2011, chaque troisième dimanche du mois, les solidaires se retrouvaient dans le jardin de Corso Brunelleschi, juste devant les murs du centre, pour donner vie à un rassemblement long et bruyant. Née des cendres d’autres expériences de lutte, qui ont échoué à cause  de l’incompatibilité des méthodes et des perspectives entre camarades qui y participaient, l’idée d’un rassemblement régulier avait quatre objectifs :

  1.  maintenir vivant le rapport avec l’intérieur, grâce à un rendez-vous de lutte connu à l’avance des solidaires et des retenus.
  2.  maintenir vive l’attention des compagnons ainsi plus assidûment impliqués dans la lutte.
  3.  construire et intensifier les rapports avec tous les solidaires (ou potentiels solidaires) intéressés pour lutter contre les CIE.
  4. impliquer dans la participation et possiblement dans l’organisation du rassemblement des amis et parents des retenus, pour essayer de stimuler des mécanismes de solidarité non militants.

Après le long été 2011 au Val di Susa (lutte contre le TAV, ndlt), qui avait de fait ralenti quasiment toute activité en ville, les rassemblements réguliers n’ont pas repris. Il y a eu plusieurs occasions au cours desquelles on s’est retrouvés devant les murs, mais l’idée d’un rendez-vous mensuel a été depuis ce moment négligée dans les faits. À la même période, les tâches quotidiennes, dans l’élaboration et dans la pratique, pour développer un parcours de lutte contre les sfratti (expulsions locatives, ndlt) et lancer des occupations, ont évidemment réduit les énergies disponibles pour s’engager dans d’autres luttes.

Cependant, une des conséquences les plus importantes de cette lutte contre les sfratti a été liée au fait qu’il y a, dans ces quartiers, beaucoup de familles immigrées, souvent sans-papiers, dont beaucoup passent leurs journées dans la rue. Concrètement  les compagnons rencontraient quotidiennement l’ensemble du spectre du centre de rétention en bas de chez eux. Il est inévitable que les rafles quotidiennes nous renvoient en permanence à la gueule l’urgence d’une intervention qui sorte du coup par coup et de l’aléatoire, et devienne une partie non négligeable de la lutte contre les déportations. Une partie des énergies, et surtout des réflexions, a été logiquement dirigés dans ce sens.

Le moment central dans l’évolution de ce parcours a été le choix clair et raisonné de développer les relations directes, non seulement avec ceux qui sont dedans (en téléphonant dans le centre) mais aussi avec ceux qui en sortaient. La possibilité de les héberger ou d’occuper une maison ensemble s’est révélée être un instrument fondamental. Ici, il est clair que si d’un côté les luttes vécues principalement dans le quartier absorbent une grande partie des forces, de l’autre elles créent des possibilités et des liens non accessoires, dont les effets se dessinent avec le temps. Le choix et l’opportunité de créer des rapports stables et complices avec les ex-retenus ont permis en effet de tisser des relations dans le quartier dans un milieu différent de celui des familles sous sfratto (avis d’expulsion locative), avec pour conséquence non négligeable une présence conflictuelle toujours plus efficace dans les rues. De plus on a eu la possibilité et le temps d’apprendre à regarder le CIE aussi à travers les yeux des retenus, et d’en connaître les histoires et les dynamiques internes de manière non superficielle.

La confiance en ces nouvelles possibilités et l’enthousiasme pour le niveau de complicité atteint lors de la période automne-hiver 2011, durant laquelle se sont déroulées plusieurs révoltes et évasions (surtout entre septembre et le nouvel an), ont en partie contribué à créer la sensation d’avoir dépassé la nécessité de maintenir une présence constante devant les murs du CIE. C’est donc suite à  un entrelacement de causes « naturelles » et de choix, que les rassemblements ont été complètement arrêtés au cours de l’été 2012.

À partir de cette période, et pendant plusieurs mois, au delà de quelques rares épisodes de rebellions individuelles, on ne percevait que dépression et découragement à travers les contacts téléphoniques.  Les « retours volontaires » semblaient l’unique solution pour mettre fin à l’enfermement, et les terribles actes d’automutilations l’unique forme de résistance contre l’expulsion. Indépendamment de la présence ou de l’absence d’initiatives de solidarité avec les retenus, les compagnons qui suivent cette lutte depuis de nombreuses années savent que, par moment, il est possible de devoir affronter une telle situation.

Tout cela s’est terminé à l’improviste, le 1er décembre 2012 alors que la Samba Band, un groupe qui depuis des années accompagne avec ses tambours les rassemblements et manifestations à Turin, « fêtait » son dixième anniversaire sur le terre-plein de Corso Brunelleschi. Les mois d’apathie semblèrent s’effacer en un instant. Les retenus ont cherché à défoncer les portes des cellules et au final tout le centre  bouillonna. La police réprimait avec matraque et canons à eau, tandis que dehors le rassemblement se transformait en manifestation. Cette journée mit en évidence que les difficultés objectives et les réussites d’autres aspects de la lutte n’auraient pas du conduire à abandonner l’instrument du rassemblement, et que les saluts sporadiques et rapides liés à quelque urgence ne peuvent être suffisants. Quiconque lutte devrait au minimum se donner des échéances : les objectifs qui étaient préfixés avec le choix d’un rassemblement régulier restent toujours valides et la possibilité de rester quelques heures, raconter à tous, en arabe et dans d’autres langues, les révoltes et les évasions survenues dans d’autres centres n’est pas une occasion à négliger.

En janvier, les personnes dans le CIE se révoltent plus d’une fois, protestant contre le froid et le chauffage éteint, mettant le feu à tous les matelas. Et à la fin du mois, est survenu un autre épisode qui réchauffe le cœur : la résistance de Jamal.

Jamal attendait l’audience du recours à l’expulsion. Il a une compagne qui était alors enceinte de 8 mois, et son histoire devait se régler rapidement. Un jour au hasard, il a été attiré par ruse hors de sa chambre et ceinturé  en vue d’être expulsé. Comprenant la situation et se trouvant seul face à une dizaine d’agents des forces de l’ordre, il décida de résister. N’ayant d’autre possibilité, il s’entailla les bras et le corps. La nouvelle circula parmi les solidaires et, peu de temps après, un rassemblement se forma en face de l’entrée principale, des slogans et du bruit attirèrent l’attention des passants et des retenus, dont certains montèrent sur le toit. La ténacité de Jamal et la solidarité de ceux qui sont arrivés devant le centre et qui, pendant quatre heures, ont bloqué le portail, ont permis d’empêcher l’expulsion.  Malheureusement, un fourgon emmenant deux autres retenus, qui n’avaient pas opposé de résistance et dont nous avions des nouvelles confuses, est sorti par la porte secondaire. Ce jour là, nous n’étions pas assez nombreux pour bloquer simultanément les deux entrées. Pourtant à Turin, les solidaires qui s’approchent des murs du CIE sont en nombre suffisant pour avoir une présence efficace. Une meilleure détermination de tous pourrait rendre possible la tentative d’intervenir adéquatement aux expulsions de ceux qui opposent de la résistance, surtout lorqu’ils sont isolés et dans des situations particulièrement défavorables. Aussi, la solidarité durant les révoltes gagnerait en qualité si les solidaires étaient plus disponibles. De combien diminuerait la pression interne au centre si, dehors, on pouvait opposer des pratiques contraignant les forces de l’ordre à être distraits ?

Sans pour autant élaborer forcément un parcours de lutte commun  nécessairement plus complexe, que chacun devrait continuer de manière autonome avec ses propres moyens et sa propre sensibilité, à Turin il y aurait besoin au minimum de tenter de créer des conditions permettant d’affronter ensemble les moments critiques. Les grosses révoltes de fin février à Turin ont montré une fois de plus le caractère urgent de cette proposition.

Un prémisse est nécessaire au récit de ces révoltes. Peu de jours avant, dans le CIE de Ponte Galeria aux portes de Rome, la réaction des retenus à la tentative d’expulsion d’une personne nigériane s’est transformée en émeute. Les connaissances du retenu d’abord , puis tous les autres, se sont retrouvés dans l’espace commun et ont incendié les matelas contre les barrières de Plexiglas, qui sont installées pour empêcher les évasions. C’est derrière ces panneaux que se trouvent les caméras et les câbles de vidéo surveillance, le feu a donc endommagé tout le système de contrôle du centre . En conséquence le centre, désormais impossible à contrôler, a été vidé. Expulsions, transferts, interdictions du territoire pour les personnes sorties. L’effectif du centre est passé de 150 retenus à une cinquantaine. Le récit de la révolte de Rome a circulé rapidement de CIE à CIE, avec un message clair pour tous : si une prison est détruite alors il n’est plus possible d’y ré-enfermer quelqu’un. Cela, ajouté à la rage refoulée depuis des mois, va être le détonateur pour les révoltes de Turin. À deux reprises, vendredi 22 et dimanche 24 février les retenus ont choisi consciencieusement de rendre inutilisable une grande partie des cellules. Le 22 février certains ont tenté de s’évader en escaladant les grilles, mais ont été repris avant le dernier mur. S’échappa alors la rage et immédiatement la suggestion de Ponte Galeria prend corps. Dans la section bleue et la section rouge quasiment toutes les chambres ont été ravagées par les flammes et il ne resta plus pour dormir qu’une seule salle par section : 20 retenus dans l’une et 15 dans l’autre. La répression fut extrêmement dure. Dans le jardin de Corso Brunelleschi l’air était tellement suffocant à cause des lacrymogènes que les solidaires sur place ont eu du mal à respirer. Les récits de passages à tabac sont nombreux, et au terme de la révolte quatre personnes ont été arrêtées.

Le jour suivant un rassemblement, appelé depuis une dizaine de jours, a mobilisé de nombreux solidaires, et le soutien aux personnes qui se sont rebellées a été affirmé avec force. La révolte de Rome a une fois de plus été racontée ainsi que l’évasion de groupe survenue quelques jours plus tôt au CIE de Gradisca, soulignant que les retenus avaient conquis la liberté en s’affrontant avec la police. Une manifestation improvisée a fait le tour du centre. Le lendemain, la section jaune a suivi l’exemple des sections bleue et rouge. Tout le centre a soutenu la révolte. Les solidaires rapidement rassemblés devant ont entendu un unique et imposant cri venant de l’intérieur : « Liberta ! Liberta! ». Au total trois chambres sur cinq furent incendiées, de sorte que plus de trente retenus se sont retrouvés avec seulement deux chambres à disposition et nombre d’entre eux ont été envoyés dormir dans la cantine. Les solutions apportées à l’état inexploitable du centre sont d’une part une augmentation des expulsions et quelque libérations, d’autre part la fausse célébration de la totale remise en fonction du centre par les journalistes. Ces derniers jours à Turin il est impossible pour les flics d’enfermer des sans-papiers et tout ceci grâce à ces personnes qui, courant le risque d’être arrêtées ou expulsées immédiatement, ont annulé dans la pratique la possibilité d’accueil du centre de Turin.

Encore une fois, il est nécessaire de s’interroger sur la façon d’être plus déterminés et efficaces. La voie ouverte par les retenus de Rome et de Turin est évidemment celle juste, et toute relation avec eux devrait pousser dans cette direction en les soutenant, les encourageant, faisant circuler les nouvelles d’un centre à l’autre. Assumant aussi la responsabilité des conséquences qu’ils peuvent subir, les soutenant si arrêtés et exécutant des pratiques toujours plus résolues si ils tentent de les expulser, surtout à la suite d’une révolte.

Cependant la présence devant les murs n’épuise pas le champ de la solidarité. Les CIE survivent grâce aux décisions d’individus et d’associations qui, accomplissant leur propre tâche, en perpétuent l’existence. Et il est bon de leur rappeler que jusqu’à ce que les CIE n’existent plus, ils ne dormiront pas tranquilles. La nuit du 24 février quelqu’un s’est souvenu des gestionnaires du CIE de Turin et a pensé bon de rendre la monnaie de leur pièce aux exploiteurs, en l’espèce les revendications des retenus à propos du chauffage : le gaz du siège de la croix rouge a été éteint et l’accès cimenté.

 Quelques jours après Corso Brunelleschi a connu une autre journée de lutte. Dans l’après midi une tentative d’expulsion a rassemblé plusieurs solidaires qui se sont retrouvés devant les murs pour soutenir une personne montée sur le toit pour résister. Slogans et gros pétards ont secoué l’indifférence du quartier. Non loin un photo-reporter collaborateur de l’un des pires journaux locaux a été encerclé et tabassé : il a sauvé son appareil mais a perdu ses lunettes. Lorsque le report de l’expulsion fut assuré les manifestants s’éloignèrent mais certains furent bloqués par la police et détenus plusieurs heures dans le commissariat voisin. Certains journaux écriront que pendant les arrestations, à l’autre bout de la ville , un groupe d’anarchiste a renversé les poubelles Corso Regina Margherita, Via Fiocchetto, via Cigna  et ont vidé des extincteurs sur l’asphalte. Au final les solidaires seront relâchés dans la soirée, sauf une compagnonne française qui sera raccompagnée à la frontière avec un décret d’expulsion. La nuit suivante une cabine électrique du Bureau de l’immigration de la préfecture de Turin part en feu. L’hypothèse des journaux rejette le hasard, et lie l’action aux récentes révoltes dans le CIE et à l’expulsion de la compagnonne française. Quoi qu’il en soit, l’incendie provoque 70 milles euros de dégâts et les bureaux sont connecté a un générateur de secours pour pouvoir fonctionner.

Depuis longtemps déjà, plusieurs quotidiens nationaux et locaux crient au scandale à propos des conditions de vie auxquelles sont soumis les retenus des CIE. À moins de vivre dans une bulle, tous sont informés de l’infâme réalité de ces lieux. Mais pas seulement. Les voix qui se lèvent ne se réduisent pas à la dénonciation de l’invivabilité, à la demande  d’une amélioration des conditions hygienico-sanitaires, aux accusations de violences auxquelles sont soumis les détenus. De plusieurs côtés parvient l’évocation de la fermeture des CIE, pas seulement la campagne LasciateCIEntrare (laisser nous rentrer) lancée par quelques journalistes de gauche, mais dans quelle direction vont ces propositions abolitionnistes ? Certainement pas vers un monde sans frontières. En outre, même si ces propositions légalistes de fermer les CIE passaient d’absurdes à écoutées, pensons-nous qu’il soit opportun d’attendre que cela arrive ? Si l’État décide de fermer les CIE, il ne le ferait qu’après s’être donné de nouveaux et plus fidèles instruments pour le contrôle et la répression des flux migratoires. L’unique manière de créer une faille irréparable dans le système d’oppression qui génére les CIE est celui de brûler définitivement et d’un coup la possibilité de l’existence même de ces lieux, et de multiplier les rapports subversifs qui se créent dans les fissures de la forteresse sociale.

 

 source : traduit de Invece – mensile anarchico – n°22 mars 2013 – italie

 

 

Category: Tracts, Textes & Affiches

Tagged: , , , ,

Comments are closed.