Fév 8, 2014
[Italie] Oui, Feu aux CIE
Il y a quelques années, une petite partie du mouvement – varié et contradictoire – qui se battait contre ce que l’on appelait alors « Centre de permanence temporaire » proposa un slogan : « feu aux CPT« . À ce moment là, et les compagnons de l’époque s’en rappelleront, même dans les milieux plus radicaux nous utilisions un plus générique « fermeture des centres » ou « fermeture des lager« . Était-ce une question de détail, ou, pire encore un témoignage supplémentaire de ce langage plein d’emphase, fatiguant et dogmatique qui tant de fois prend racine dans les environnement de lutte ? Il nous semble que non, ce d’autant plus avec du recul.
Il était alors question de souligner que la fermeture des centres pour sans-papiers ne devrait pas s’obtenir par la demande – faite avec plus ou moins de vigueur, peu importe -à ceux qui les avaient ouverts de revenir sur leurs pas : mais par une lutte essentiellement « destructrice ». Une lutte qui aurait pu voir lutter ensemble les prisonniers et les solidaires de dehors- et quand bien même pas toujours au même moment et quasiment toujours séparés par un mur. Vu que l’on « ferme » même par décret nous voulions éviter cette équivoque, et les expressions comme « feu à » ou « détruisons » faisaient notre affaire.
Telle presque toutes les luttes de type « destructeur », la lutte contre les CPT aurait évidemment du être informative et dénonciatrice à certains moments, elle aurait du produire de la documentation, des contacts, et tenter de s’associer à d’autres parties de l’immense ville des exclus. Mais au centre de l’attention et des efforts devait rester le moment destructeur. Non en vertu de recettes abstraites et toujours valables, mais parce qu’il était déjà possible de penser que les structures comme les CPT pouvaient être fermées, réellement et dans des temps non bibliques, avec la force des luttes qui se seraient déroulées à l’intérieur ou autour. On pensait notamment qu’appuyer sur la pédale de la destruction ne soit pas seulement juste d’un point de vue éthique (ce qui n’est pas peu), mais puisse même être efficace. Ces deux aspects ne vont pas toujours ensemble : même si les murs des prisons s’effritent, par exemple, il n’est pas possible de penser à la fermeture des prisons sinon avec pour moyen une révolution sociale. De plus il est beaucoup plus difficile de s’échapper ou d’organiser une émeute dans les prisons et donc si d’un coté il n’y a toujours pas de sens à demander la « fermeture des prisons » à ceux qui les ont construites, de l’autre il est assez normal que des luttes de détenus se déclinent principalement dans un sens revendicatif autour des conditions de vie à l’intérieur, tandis que pour les sans-papiers le moment revendicatif, s’il existe, est davantage une bonne opportunité à saisir pour tenter de s’évader tout comme pour faire des émeutes.
Cette attention portée sur le moment destructeur était importante aussi parce qu’un bon morceau du mouvement qui se battait, alors, à l’extérieur contre les centres posait la question à l’envers, attendant des « réponses » là d’où elles ne viendraient jamais. Rappelez vous quand Vendola, le néo-gouverneur des pouilles disait « nous étions 30000, aujourd’hui nous sommes 13 Régions » à sa conférence citoyenne anti-CPT, liant pieds et mains au mouvement contre les centres (dans ce cas les 30000 personnes qui défilaient à Turin en novembre 2002). Aujourd’hui cela peut sembler inouï mais à cette époque il y avait ceux qui avaient espoir en Mercedes Bresso ou, quelques temps après, en Paolo Ferrero – qui est entré dans le gouvernement Prodi affirmant vouloir fermer les CPT et qui achèvera sa carrière de ministre doublant la capacité de Corso Brunelleschi. Peu, même de bonne foi, survivront à cette intoxication institutionnelle et l’essentiel du mouvement n’y échappera pas non plus, finissant en état d’hibernation durant toute la période peu propice des gouvernements plus ou moins amis. Juste pour ne pas rien apprendre du passé, maintenant il en y a qui font de l’œil à Kyenge (ministre pour l’Intégration du gouvernement Letta depuis 2013, ndt), même si elle a déjà déclaré qu’elle ne peut rien faire pour une loi pour la fermeture des CIE. (Le fait que sur un thème comme celui des centres, que désormais quasiment tous définissent lager, on joue à se montrer mutuellement du doigt à propos des compétences singulières des ministres est une chose obscène qui en dit long sur notre Cécile (Kyenge, sic, ndt). Mais ceci est une autre histoire).
(ndt :« je n’ai pas changé d’idée. Mes opinions sont connues (Kyenge s’est battue depuis longtemps pour la fermeture des CIE et pour une nouvelle loi sur l’immigration, ndlr) et mon parcours politique et militant aussi. Comme ministre j’ai cependant une marge d’action limitée et à l’intérieur de ces limites je peux agir et j’agis. Parmi ceux qui me demandent de forcer ces limites certains sont de bonne foi, mais ils ne connaissent pas les compétences de mon ministère et confondent Intégration avec Immigration. Les autres non, ils ne sont pas de bonne foi. » Propos de Cécile Kyenge rapportés par la presse)
Si nous revenons à notre époque nous voyons bien à quel point ce slogan était adéquat ; il ne se passe pas une semaine sans que les centres en Italie ne soient ébranlés en grande partie grâce aux capacités destructrices des retenus qui ont fait sortir les « feux des révoltes » des métaphores un poil banales de nos tracts. Les CIE, dans leur complexité, sont ingouvernables, et c’est justement cette ingouvernabilité manifeste qui déclenche cette petite guerre intestine entre gouvernements, gestionnaires et appareils de propagande à laquelle nous avons assisté le mois dernier juste après la publication de la fameuse vidéo de Lampedusa. Dans l’histoire infâme des centres pour sans-papiers tous ont quelque chose à cacher, tous ont intérêt à décharger sur le voisin la responsabilité du désastre et tous cherchent, en revanche, à se garantir leur part du futur gâteau (s’il y a, dans un futur proche, un gâteau à se répartir). Même Mauro Maurino, le grand chef d’un des groupes de coopératives d’affaires qui a le plus investit dans les CIE (connecting people, ndt) qui depuis des années a caché systématiquement les violences des policiers à Gradisca, qui a tant fait, proposé et élaboré pour que le système survive de quelque manière, qualifie à présent partout et ouvertement les CIE « d’institutions carcérales » et parle « d’un echec de l’Etat »; et la Croix Rouge -retranchée depuis des années derrière une « impartialité » qui à l’intérieur des centres ne veut dire rien d’autre que complicité active avec les tortionnaires- feint aujourd’hui de se mobiliser face aux expulsions et désire de futurs « centres d’accueil ». Les journalistes plongés, quant à eux, dans le bordel du mois dernier se sont mis à décrire les conditions de vie dans les CIE ; et ce n’est pas qu’en décembre les conditions furent pires qu’avant, ou qu’avant on n’en savait rien, ni que les sources faisant autorité ou la documentation faisaient défaut. Seulement avant, la consigne était de rester muet, ou de mystifier ouvertement, ou de minimiser : et les journalistes, quelques rarissimes exceptions mises à part, sont de nature diligente et obséquieuse.
Mais l’histoire qui donne une meilleure idée de la façon dont les révoltes des retenus ont mis en crise tous ceux qui gravitent autour des CIE, est la fameuse affaire de Sœur Lidia, dont on a tant parlé en ville. Mais comment se fait-il qu’une sœur qui depuis des années entre et sort du centre et qui en est toujours sortie muette, maintenant sort et invoque la fermeture du centre ? Elle recommandait la patience et la soumission et elle les recommande toujours ; les révoltes ne lui plaisaient pas, et lui plaisent encore moins maintenant, comme nous ne lui plaisons pas, nous qui sommes toujours là dehors à ajouter notre petit poids solidaire à la lutte de ceux à l’intérieur. Mais elle, elle a vu avec ses propres yeux et en direct ce que nous avons toujours seulement entendu raconter, au téléphone ou par des gens qui sortaient. Nous l’avons raconté aux quatre vents, elle, elle ne l’a jamais fait avant l’autre jour. » j’ai déjà dénoncé, j’ai fait mon devoir »- a-t-elle répondu dans sa fameuse interview le mois passé quand le journaliste lui demandait si elle avait déjà assisté à des épisodes « graves » comme celui de la vidéo de Lampedusa. Qu’est ce que cela veut dire « j’ai déjà dénoncé » ? On ne parle pas de plaintes pénales, parce qu’en aurait découlé des procès et cela ce serait su, et même pas de dénonciation à « l’opinion publique ». « faire son devoir« , pour quelqu’un comme elle ne peut vouloir dire rien d’autre que signaler les épisodes les plus déplaisants aux hautes sphères (le chef du bureau de l’immigration, le préfet ou peut-être l’évêque, nous ne pouvons pas savoir) de manière à générer quelques réprimandes envers les flics et les soldats sans faire trop de boucan ; laver le linge sale en famille, comme on dit. Le même style, du reste, que celui avec lequel l’église a prétendu gérer durant des années le « scandale » des prêtres violeurs de mômes : dans le silence absolu pour ne pas perturber le bon fonctionnement de l’institution.
Qu’est ce qui a changé depuis ? Pourquoi même quelqu’un comme soeur Lidia se met maintenant à parler ? Ce qui a changé c’est que désormais il est clair pour tous que les révoltes des retenus ont ouvert des failles que l’État, ni maintenant ni jamais, ne réussi à réparer, et quand le bateau prend l’eau, les rats -qu’ils soient sœurs, gris fonctionnaires, humanitaires ou affairistes rampants du social- quittent le navire.
Feu aux Cie, donc. Ce slogan qui a déjà fait l’objet d’une affaire judiciaire (en italien, ndt) par l’immanquable Paladino (procureur à Turin, ndt) il y a quelques années, est considéré aujourd’hui par certains comme la cause première de la décadence rapide de corso Brunelleschi et avec lui de tous les centres italiens. Dans une interview récente, le secrétaire du Syndicat Autonome de la Police, Massimo Montebove, a déclaré que « les activistes de la mouvance anarchiste développent une propagande efficace avec le but d’inciter les hôtes à détruire les centres, sans attendre de réformes par une loi discutée depuis des années. Le slogan « feu aux CIE », devient, voire est une réalité ». Trop aimable ! S’il suffisait de slogans bien pensés et de propagande pour faire se rebeller les gens, la révolution sociale serait belle et bien en marche, et les problèmes éliminés à coups de marketing ; de plus, ce n’est pas le but des anarchistes que de dire aux gens ce qu’ils doivent faire et quand, surtout quand ces gens sont enfermés dans des cages et encerclés d’hommes armés. Ce qui transforme nos slogans en réalité c’est en premier lieu l’énorme sentiment d’injustice provoqué par une détention que tous ressentent comme incompréhensible avant même d’être injuste, et ensuite les conditions de vie dans les centres et la conscience qu’il suffit d’escalader un mur pour être libre. Tellement que beaucoup des centres donnés systématiquement aux flammes ces dernières années, demeurent éloignés de la propagande de qui que ce soit.
Attention. Même si depuis des années nous insistons pour écrire sur les murs notre « feu aux CIE », nous savons très bien que le jour où finalement les CIE fermeront n’adviendra pas lorsque la dernière chambre du dernier CIE encore en fonctionnement fermera, brûlée par le feu de la dernière révolte, contraignant le gouvernement à admettre sa défaite. Ce serait beau, certainement, et clair surtou . Beaucoup plus prosaïquement les révoltes, les évasions, les dégâts ou même -nous l’espérons- la force pratique et la détermination du mouvement dehors contraindront le gouvernement à fermer les dernières structures encore sur pieds ; et surtout, ce futur Gouvernement-qui-fermera-les-cie ne le fera pas en admettant en bloc sa défaite assumant les responsabilités du passé : quelqu’un dira « moi j’y suis pour rien », d’autres « c’est ceux qui étaient là avant qui se sont trompés » ou « je le disais depuis des années qu’il fallait changer », d’autres encore parmi les ministres se garderont le mérite de la « fermeture des lager ». Sans parler de ce qui pourrait se dérouler au Parlement ou dans les journaux, avec des avis éclairés pour ou contre la fermeture des centres -comme si le gouvernement eut pu faire un choix et n’eut pas été mis, concrètement, au pied du mur de l’ingouvernabilité des centres. Il y aura sûrement des personnes qui se feront duper par ces saynètes, mais pour nous il restera clair que c’est le feu des révoltes -et pas dans le sens métaphorique- qui a lancé la déflagration. En conséquence nous ne nous laissons pas impressionner par les personnages plus ou moins présentables qui, ayant senti le vent tourner depuis leurs palais, se sont choisi un coté ou l’autre pour s’attribuer les mérites du changement qui arrive et transforme les conquêtes futures, si il y en a, en de gracieuses concessions. Et ce qu’il s’agisse de Grimaldi et des siens qui demain présenteront une motion anti-CIE au conseil de la ville à Turin, où de Luigi Nieri, le vice-maire de la capitale, ou encore de Khalik Chaouki, le député protagoniste du can-can médiatique du mois dernier. (il est allé dormir à Lampedusa, ndt)
Mais, émeute après émeute, incendie après incendie, la barque obscène des centres pour sans-papiers prend-elle vraiment l’eau ? Cette fois est-ce la bonne ? Probablement oui. Mais le risque qu’il y a, immédiat et caché au coin de la rue, est que, plutôt que s’en créent d’autres, (où le temps d’enfermement serait plus court, où les gestionnaires trop salis seraient évincés et où l’on éviterait le CIE à ceux qui pourraient finir en CARA – centres de demandeurs d’asile, ndt) les CIE soient troqués, grâce à une transformation substancielle de ce qu’il en reste, contre de véritables petites prisons. Après les CPT et les CIE, simplement une nouvelle forme et un nouveau nom dans l’histoire infâme de la détention administrative en Italie, se développant de pair avec les dispositifs de contrôle eux-mêmes délégués aux gouvernements de l’autre rive de la méditerranée. C’est ce qu’il nous a semblé comprendre non seulement dans les déclarations de Noël de Letta (président du conseil italien, ndt), mais aussi de ce que nous savons des projets de restructuration de Trapani-Milo et des raisonnements faits à haute voix ces dernières semaines par les institutions gestionnaires, qui espèrent encore avoir leur part du gâteau futur ; et aussi de l’ambiguïté volontaire de toutes les parties qui se sont exprimées sur le sujet ce mois-ci, et qui ont continuellement confondu la fermeture des CIE, leur dépassement, et la révision complète du « système d’accueil ». Confusion intéressée vu que le problème est la détention administrative, et la détention administrative est ou n’est pas, ne peut être dépassée et n’a rien à voir avec aucune forme « d’accueil ». Si l’on retient de devoir fermer les CIE parce que la détention administrative est le problème, l’alternative aux CIE est simplement… la liberté, et tout discours plus détaillé doit nous paraître suspect.
En somme, de toute leur histoire les centres n’ont probablement jamais été aussi proches de la fermeture qu’aujourd’hui. Mais il y a le risque que de leurs cendres naisse quelque chose de très similaire et nullement meilleur. Ce qui adviendra dépendra avant tout de la force que sauront maintenir dans les mois qui viennent ces luttes destructrices qui, sans attendre rien de personne, ont déterminé la crise des CIE et mis dans la confusion le monde d’affairistes gluants qui tournent autour d’eux. Encore une fois, alors, c’est l’occasion de dire: « feu aux CIE ».
Publié sur macerie le 26 janvier 2014, traduit par nos soins