Sans Papiers Ni Frontières

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Contre les frontières et leurs prisons

Deux textes à (re)lire publiés dans Brique par brique, Se battre contre la prison et son monde

Deux textes à (re)lire publiés dans Brique par brique, Se battre contre la prison et son monde [Belgique 2006-2011], Tumult éditions 2012 (tumult.uitgaves@gmail.com)

Une lumière dans les ténèbres… Deux tiers du 127bis incendiés

24 août 2008, un peu après minuit. À huit différents endroits dans le centres fermé 127bis de Steenokkerzeel, des matelas, des poubelles, des draps et des papiers sont incendiés. Le feu se propage très rapidement, les prisonniers reçoivent la permission de sortir des bâtiments, « évacués » comme cela se dit dans le langage des chefs de camp humanitaires. Deux des trois ailes sont consumées par les flammes, la troisième aile subit des dégâts limités. La police érige des barrages et organise des patrouilles mobiles sur un rayon de plusieurs kilomètres autour du centre pour reprendre les éventuels évadés. Effectivement, plusieurs prisonniers essayent de se faire la belle, profitant de la situation confuse, mais l’intervention rapide de plusieurs unités de police anti-émeute serre les possibilités. Au cours de la nuit, quand le feu crépite encore, la police commence les interrogatoires. Des convois sont organisés pour transférer les prisonniers vers d’autres centres fermés. Il est reconnu à contrecœur qu’un nombre inconnu de gens a dû être libéré à cause du fait que les centres étaient déjà pleins à craquer. Jusqu’à aujourd’hui, la Justice n’a pas réussi à accuser quelqu’un de l’incendie.

Ils ont tout fait pour présenter cette destruction quasi complète du centre fermé comme un éclair en pleine journée. Quelque chose qui tombait vraiment du ciel. Ainsi ils ont voulu éviter qu’il devienne clair pour tout le monde que ces incendies coordonnés ne sont que le comble de tout un parcours de révolte et de rébellion. Pas seulement la révolte collective du début de juillet 2008 quand la police anti-émeute a envahi le centre pour prendre et isoler huit rebelles, mais aussi des révoltes individuelles circonscrites et moins circonscrites. Il est important se souligner ceci , car cela montre ce qui pourrait être un possible parcours pour réussir à donner des coups durs à certaines institutions.

Ce n’est que dans la mesure où la révolte individuelle se développe et, à travers ses gestes, remet profondément en question la résignation des autres (la majorité, soyons honnêtes) , que des complicités peuvent se tisser et devenir le fondement de la révolte collective. Et encore, car apparemment quelques individus avec une vision claire de ce qu’ils veulent et qui agissent en conséquence, suffisent pour faire partir en flamme deux ailes d’un centre fermé. Et oui, peut-être cela réjouit beaucoup de prisonniers, mais ça ne signifie nullement qu’ils seraient prêts à le faire eux-mêmes. La résignation se cache parfois aussi derrière les mais qui applaudissent.

C’est un pur moment de joie quand ce que tu désires se réalise. Fatigués d’une « lutte » qui se limite (en grande partie consciemment) à des plateformes de revendications, des manifestations, des négociations avec les prêtres, les autorité universitaires, les politiciens et les fonctionnaires, des grèves de la faim et des actions symboliques, les torches de la détermination et la fermeté de l’action directe éclairent un parcours subversif vivant. Que ceux qui ne veulent plus se résigner à leur condition de prisonniers de ce système, se reconnaissent et s’inspirent en pensée et en acte.

Comme nous l’avons dit maintes fois, l’étouffement d’une révolte réside dans son isolement. Dans son isolement à l’intérieur des murs d’une usine ou d’une prison, à l’intérieur des frontières d’un quartier ou d’une « communauté ». Briser cet isolement n’est possible qu’à travers la diffusion de la révolte qui implique que les matons de ta propre situation ne se sentent plus à la fête, que les barreaux de ta propre cellule souffrent de la fine scie à métaux, que les directeurs qui exploitent et dominent tes faits et tes gestes reçoivent des coups dans leurs gueules.

Texte initialement publié dans La Cavale, correspondance de la lutte contre la prison, n°14, novembre 2008 et repris dans Brique par brique, se battre contre la prison et son monde [Belgique 2006-2011], Tumult éditions, 2012, pp.149-150.

Voyage d’un indésirable à travers les rues et les centres

Une des nombreuses ASBL d’Anvers. Un lieu où beaucoup d’immigrés se rencontrent, où tu peux rencontrer beaucoup d’immigrés [1]. Cependant, tu n’y trouveras pas beaucoup de femmes et tu ne pourras pas aller voir derrière la porte fermée du bar. Des sans-papiers qui y travaillent pour du pain et un toit. Ça s’appelle une faveur de la communauté. Et il ne s’agit pas seulement de cuisiner, de nettoyer, de servir… Non, le deal c’est que tu abrites les petits trafics, et ceux plus grands déjà. Les petits commerces de personnes qui essaient de négocier quelques affaires d’origine obscure, les grands commerces de drogues en tous genres. C’est là que j’ai rencontré Abdel. Il y travaillait la journée et dormait la nuit sur un matelas dans la cave. Le patron lui avait offert cette chance parce que « des gens originaires de la même région doivent s’entraider ». Que toute cette aide enrichisse certains et maintienne les autres dans la misère, on l’accepte silencieusement.

Un jour, c’en fut trop. Abdel ne pouvait plus accepter qu’on deale de la cocaïne lorsqu’il était derrière le bar. Après une dispute avec le patron, il s’est cassé. Le patron a toutefois gardé ses papiers. La main invisible des privilégiés des communautés d’immigrés garde beaucoup de prolétaires sous son emprise.

Refuser une main tendue n’est guère apprécié. Dans beaucoup de lieux, Abdel n’était plus le bienvenu mais, heureusement, il y a pas mal d’exclus de la communauté qui se retrouvent et essaient de survivre ensemble dans la jungle de la domination. Parce que louer était financièrement impensable, Abdel s’est mis à squatter avec quelques autres.

Pour survivre, il fallait voler. J’ai toujours trouvé très inspirant que des personnes à qui il reste si peu de perspectives gardent encore une certaine éthique. Pas de drogue et ne pas voler d’autres pauvres. Peut-être suis-je naïf, et que ça a plus à voir avec le fait que voler les pauvres ne rapporte pas grand-chose… Quelques mois plus tard, l’inévitable est arrivé. On en avait souvent discuté. Il nous semblait inévitable que le long bras de la loi intervienne à un moment donné. Curieusement, cette conscience dissipe une partie de la peur de prendre des risques.

Abdel a pris 18 mois pour vol dans des voitures et deux cambriolages dans des villas. Les portes de la prison se sont à nouveau ouvertes pour lui. Il a retrouvé quelques amis, mais la prison lui pesait tout de même. La pression des clans est grande et te met le dos au mur. Soit tu baisses la tête et tu te caches, soit tu continues ton chemin la tête haute et tu risques un couteau dans le ventre. Abdel a essayé autant que possible d’éviter la confrontation. Il a rencontré quelques personnes qui ne venaient pas de sa communauté et il a essayé, comme il l’avait fait au dehors, de survivre avec eux l’enfer de la prison.

Parce qu’il parlait à peine la langue exigée, il ne savait guère pourquoi il avait été condamné. Il ne savait que le nombre de mois qu’il avait à purger. La routine de la prison n’a pas besoin des mots, elle s’explique par elle-même. Quelques mois plus tard, il était transféré vers une prison lointaine pour purger ses derniers mois.

Il aspirait tellement à être de nouveau dehors. Pas seulement pour pouvoir bouger de nouveau, mais aussi pour entamer une nouvelle étape de sa vie. La prison est une école pour beaucoup de choses. En dépit de la mentalité de clan qui va en grandissant et de la décadence de l’ancienne éthique des délinquants, beaucoup de connaissances et expériences y sont encore partagées… et puis, l’inévitable venait de tomber du ciel : condamné à 18 mois, mais pas en possession de papiers valables. Le résultat de cette addition signifiait des mois supplémentaires dans un centre fermé [centre de rétention]. Administrativement.

Abdel m’a raconté qu’en prison, au moins c’était clair. Autant de mois à purger et après t’es dehors. Un centre fermé, par contre, repose sur l’incertitude permanente quant au temps qu’ils vont te garder. Personne ne peut te dire si tu ressortiras de nouveau dans la rue ou si tu seras déporté. Cette terreur permanente est l’arme la plus puissante entre les mains de la direction. Ils propagent l’illusion que celui qui se comporte bien a plus de chance d’être libéré.

La rage est grande dans les centres fermés. Presque tout le monde veut s’échapper. Avec sa connaissance en matière de « Sésame ouvre-toi », il a proposé un plan d’évasion à quelques autres de son bloc. Depuis la salle de récréation, ils devaient forcer une porte qui donnait sur les prairies autour des murs. La dernière chose à surmonter était la clôture, mais ce n’était pas un si grand problème. Dans le centre, tout le monde sait parfaitement comment couper le grillage. Une ligne horizontale et une verticale avec une pince sont suffisantes pour le plier et s’y glisser. Ça ne prend même pas trois minutes. De plus, les gardiens ne sont pas censés te poursuivre une fois que t’as passé la clôture ; pour cela, ils appellent la police.

Pour camoufler le bruit qu’ils faisaient en défonçant la porte, quelqu’un devait jouer de la guitare. C’est drôle que le centre pense que quelque chose comme une guitare puisse calmer les gens – leurs esprits autoritaires ne pourront jamais comprendre que le désir de liberté peut transformer n’importe quel objet en arme. À un moment donné, un gardien se dirige vers la porte. Abdel lui demande du feu. Dans le centre fermé, les briquets sont interdits (un briquet permet de mettre le feu aux cellules…). Entre-temps, les autres travaillent sur la porte. Tout commence à grincer. Il faut se grouiller maintenant. Les nerfs en boule, quelqu’un ne tient plus et donne un coup d’épaule contre la porte. La porte s’ouvre à grand bruit et une dizaine de prisonniers se précipite dehors. Abdel voit son plan lui filer sous le nez. Pendant que les autres font leur chemin vers la liberté, Abdel essaie encore autre chose. Il arrive jusqu’au toit et veut s’y cacher quelques heures avant de descendre dans la nuit et de s’évader. Une heure plus tard, il est découvert par les gardiens. Une dizaine d’autres ont par contre réussi de s’échapper.

À partir de ce moment, Abdel saisit chaque occasion de se battre contre le centre fermé. Après une confrontation avec un gardien, il gagne la confiance de quelques autres prisonniers. Quelques jours plus tard, ils assouvissent leur colère et détruisent tout un bloc. Quelques cellules partent en flammes. Après deux semaines de cachot [mitard], les insurgés sont de nouveau remis dans les sections normales.

Quelques scies à métaux ont suffit à rendre possible un nouveau plan d’évasion. Cette fois-ci, il ne fallait pas laisser tant de choses au hasard. Abdel ne met que quelques personnes au courant. Jour après jour, ils scient quelques millimètres de barreaux. Jusqu’au jour où un autre prisonnier a eut vent du plan. Pour se mettre dans les bonnes grâces de la direction, il dénonce les barreaux sciés. Quelques heures plus tard, tous les barreaux du centre sont examinés et ressoudés…

Le temps commence à presser. Un ambassadeur a délivré un laissez-passer pour Abdel. Une première tentative de déportation échoue…

Après une énième mort dans une cellule d’isolement du centre fermé, une émeute éclate. De par son expérience, Abdel connaît les points faibles du système. Toute une salle part en flammes. Différentes cellules sont détruites. Les exhortations d’Abdel ne passent pas inaperçues et il est remis en isolement. Aucun contact avec les autres. La seule communication encore possible, c’était la révolte. Abdel a détruit la cellule d’isolement dans l’espoir que ce signe de résistance pourrait en inciter d’autres. Mais c’est le silence qui a suivit…

À ce moment là, tout s’est accéléré. La machine à déporter n’est pas aussi arbitraire que certains de ses « critiques  » le prétendent. Pour les révoltés, il y a toujours une place dans l’avion. Une semaine plus tard, Abdel a été déporté sous escorte policière.

Pour que ce parcours de rébellion puisse inspirer et inciter des complices anonymes. Comme Abdel le disait déjà, le vrai problème c’est l’isolement de la rébellion entre quatre murs. Si la révolte s’étendait vers l’extérieur, d’après lui tout serait possible. Ses derniers mots en Belgique ont été : « S’ils pensent qu’ils ont des problèmes avec moi ici dedans, ils verront bien quand je sortirai ».

Un ami d’Abdel,
Juin 2008.

[1] Les « asbl » sont des structures associatives sans but lucratif. Presque tous les cafés « d’immigrés » à Anvers et ailleurs en Flandre adoptent ce statut juridique.

Texte initialement publié dans La Cavale, correspondance de la lutte contre la prison, n°13, juillet 2008 et repris dans Brique par brique, se battre contre la prison et son monde [Belgique 2006-2011], Tumult éditions, 2012, pp.143-145.